Chronique – Earl Sweatshirt – Doris, à en perdre son latin

dimanche 25 août 2013, par Alix Bourdelon.

Mai 2011. Le collectif Odd Future martyrise l’Amérique sur le plateau de Jimmy Fallon, avec leur titre « Sandwich ». On ressent sur la scène un cocktail d’énergie rarement vu avant. Mais ce jour-là, il manque Earl Sweatshirt, cet adolescent aux lèvres surdimensionnés. Cet adolescent qui avait effrayé toutes les mères de familles cainri avec une mixtape éponyme, dans laquelle Thebe transformait toutes ses productions en tracks glauques à souhait. Un adolescent tellement surveillé par les amateurs de hip-hop, que son absence prolongée a provoqué des enquêtes dignes d’Envoyé Special, pour savoir où ce diablotin était passé.

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Flash forward jusqu’au mois d’août 2013. Le voilà sortant des backstages pour rapper sur « Burgundy » sur ce même plateau. Earl paraît presque timide sur scène, l’inverse de son acolyte Tyler. Une discrétion qui ne l’a pas empêché d’inscrire le prénom Doris sur toutes les lèvres depuis le début de l’année, titre de son album solo. Non, Earl n’est pas le premier que l’on évoque lorsqu’on parle d’OF, mais il est pour beaucoup le plus talentueux.

Earl a évolué depuis les début d’Odd Future. Sur sa mixtape, le MC distillait punchline sur punchline et dépassait les limites du langage avec des allitérations qui fusaient de partout. Sur Doris, Earl semble plus mature, plus abouti. Il parle de problèmes qu’il n’aurait sans doute jamais évoqué s’il n’était pas parti au Samoa dans un camp de redressement. Des thèmes divers : de son mal-être d’adolescent à ses problèmes avec sa mère, celle qui l’empêcher de fréquenter les garnements du Golf Wang, Earl incarne désormais le rappeur qui pense et dont les textes font réfléchir. Le tout sur des productions assez lugubres.

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Doris s’ouvre sur « Pre » et ce choix montre qu’Earl n’a pas voulu se rapprocher du mainstream. Un rythme lent, des lyrics violents, Earl et SK Flare mettent directement dans l’ambiance : c’est sombre et aiguisé. On a l’impression de rentrer dans un manoir hanté une nuit de pleine lune. On ne sait pas exactement où on met les pieds mais on sait forcément que ça va déranger.
 

What’s up, nigga? Why you so depressed and sad all the time, like a little bitch? What’s the problem, man? Niggas want to hear you rap. Don’t nobody care about how you feel, we want raps, nigga.

 
Quant à « Burgundy »,un son sur lequel le dérangeant Vince Staples l’accompagne, il matérialise ce sentiment d’incompréhension et de mal-être d’Earl. Ce dernier s’accomode mal avec la célébrité et les spotlights, mais surtout, il explique clairement que la nocivité du rap game lui a presque fait perdre le sens des priorités : « Grandma’s passing, But I’m too busy tryna get this fuckin’ album cracking to see her ». Sa célébrité ? Il ne la doit qu’à Odd Future, pour lui, il ne la mérite pas et préfère rester inconnu. « And I’m stressing over payment, so don’t tell me that I made it »

Il continue de parler de ce genre de problèmes avec Frank Ocean – qui d’autre ? – sur « Sunday ». Des jugements sur la musique négatifs, « if I hurt you I’m sorry, the music makes me dismissive » . Il ose même parler de sa relation avec sa copine, « I’m fuckin’ famous if you forgot, I’m faithful ». Earl règle tranquillement ses comptes. D’ailleurs, « Sunday » est un des seuls tracks où on peut entrevoir un peu de soleil, grâce à un beat plus léger.

Parmi les chansons les plus emblématiques de la galette, je retiens « Chum ». C’est le premier son qu’il a sorti de cet album et les paroles sont une nouvelle fois sensibles sur un production pourtant légère : « It’s probably been 12 years since my father left, left me fatherless/And I just used to say I hate him in dishonest jest ». Ses problèmes avec ses parents sont légions mais ils arrivent à en faire quelque chose de beau, de presque romantique. L’instru sublime ce sentiment de mal-être alors que pourtant, il aurait tout pour être heureux. Mais Earl n’est pas ce genre de simplet : les sous ainsi que les femmes ne suffissent pas à son bonheur.

S’il ne devait rester qu’une production pur cet album, cela serait sans doute le tarantinesque « Molasses » avec RZA. Non seulement sur ce track mais sur tout l’album, on ressent fortement l’ambiance Wu-Tang et à moindre mesure celle d’A Tribe Called Quest. Ecoutez « 523 » et on en reparle. Earl est un caméléon, il peut se poser sur tout et n’importe quoi. Mais ce beat atypique le magnifique comme jamais.

Ce qui est passionnant dans cet album est qu’Earl ne se fatigue parfois même pas à rapper. Il pose simplement ses mots dessus mais pourtant le résultat est fascinant. Sur « Hoarse », Earl rappe la voix cassée (!), mais aucun problème. Le nom du titre vient même de cette voix si particulière. Tandis que BadBadNotGood a tout compris à l’univers d’Earl et balance une production assez hallucinante.

Alors oui, on trouve quelques rares déchets sur cet album. ‘Sasquatch’ est un peu en dedans, on sent le titre moins dans l’ambiance qu’a voulu donner Earl à Doris. On pourrait également citer « Knight » avec Domo Genesis. Rien de dramatique.

Mais ce qu’on ressortir de cet album, ce sont tout d’abord les choix artistiques d’Earl qui sont simplement parfaits. Oui, Earl sait s’entourer et il est rarement seul sur cet album – seulement 4 chansons sur 15 – mais il a su parfaitement collaborer avec des artistes qui rentrent dans son univers. Qui de mieux que de Tyler ? Ou même Vince Staples avec qui il partage une forte influence pour l’horrorcore ? Les choix sont judicieux et toutes les productions subliment cet album.

 

I hope I lose you as a fan if you only fuck with me because I rapped about raping girls when I was 15.

 

Earl a su mûrir et se développer. Son flow n’a pas pris une ride entre sa première mixtape et Doris tandis que ses thèmes se sont diversifiées. Earl n’en a que faire des chiffres de cet album, il n’a que 19 ans et son talent est quasiment incomparable. Ses productions sont sublimes et les outro bourrés de références. Non, Earl a peaufiné son premier bébé et le premier mot qui nous vient à l’esprit lorsqu’on écoute entièrement cette galère est un simple « Whao ».

Alors pourquoi Doris ? Parce que sa grand-mère décédée s’appelait comme ça ? Peut-être pas. Un mystère de plus dans l’univers d’Earl.

Crédits photo cover : Loren Wohl for MTV Hive

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