Rocé : « Je me sens au-dessus sans vraiment faire d’effort »

mercredi 17 avril 2013, par Antoine Laurent. .

Cela fait quelque temps que nous bossons en concert avec Le Vrai Rap Français – oui oui, double sens volontaire. Pourquoi ? Parce qu’on s’entend bien, d’une part, et parce que croiser les connaissances et les opinions enfante systématiquement un résultat intéressant. Plus intéressant que s’il avait été traité en solo du moins. C’est pour cette raison que nous avons décidé, autour d’une pinte et d’un jus d’ananas, de réaliser une série d’interviews en commun de rappeurs français et internationaux. La première d’entre elle, vous l’avez sous les yeux.

La dernière fois que nous avions croisé Rocé, c’était durant le festival « Hip-Hop Dayz » quelques mois avant la sortie de son quatrième album, « Gunz N’Rocé ». Après quelques écoutes attentives, c’est en toute logique que nous avons eu envie de rediscuter avec ce grand bonhomme du rap en français.

SURL : On sent sur « Gunz N’ Rocé » la volonté d’être incisif, percutant dans les textes, mais aussi une recherche particulière sur les prods, parfois déroutantes. Comment s’est créé cet équilibre entre fond et forme sur l’album ?
C’était surtout une envie de rapper, simple et efficace : de la punchline, du texte, du son. Faire avec ces ingrédients du rap. Tenter de ne de ne pas ramener d’autres ingrédients que ces basiques mais plutôt de les sublimer.

L’album est assez court : 39 minutes. C’est une réponse ou une adaptation à une société de plus en plus pressée ?
Non, pas vraiment. J’ai toujours fait des 12 titres. Je n’ai jamais compris le délire des doubles albums, des 17 morceaux, 24 morceaux. Je n’ai jamais compris ça. En plus je rappe en solo, donc quand je sors un projet je préfère qu’il soit assez concis, mes morceaux sont des pavés de textes, pas forcément simples, donc je ne vais pas en faire 18.

Et du coup, tu penses quoi de la démocratisation des EP’s ?
Je trouve ça très bien ! A l’époque du vinyle les projets étaient courts puisqu’ils s’adaptaient au format. On revient à quelque chose qui a déjà existé en réalité. Cela permet d’avoir moins de morceaux et d’être plus percutant.

 

« Au final je me rends compte qu’un discours complexe dérange moins les gens si on a un gros sub et une caisse claire qui claque »

 

Au vu des thèmes abordés et te sachant passionné de philosophie, tu as conscience qu’on t’attend sur un certain terrain, un certain niveau d’exigence en terme de textes. Tu t’imposes ça dans l’écriture ?
Oui, après je me suis rendu compte que je n’avais pas besoin de faire d’effort pour bien écrire. Dans le sens où j’écris comme je parle, avec le même langage, et je ne vais pas chercher à gagatiser mon écriture, la rendre plus jeune pour plaire à un certain public. Je ne vais pas non plus faire d’effort pour la vulgariser, du coup j’écris d’une manière assez naturelle, sans me déguiser. Et quand tu regardes le niveau dans la variété française ou la pop et que tu constates à quel point il est bas… Sans vouloir être prétentieux, je me sens au-dessus sans vraiment faire d’effort.

Il y a eu quelques critiques à la sortie du dernier clip « Assis sur la Lune », sur la forme notamment, et certains se plaignent de ne plus se reconnaitre dans ce que tu fais. Qu’aurais-tu à dire sur l’évolution de ta carrière ?
J’ai toujours fait en sorte de garder un mot d’ordre dans un coin de ma tête c’est se renouveler. Faire un bon disque c’est bien, réussir à faire une bonne carrière, c’est une autre histoire. Et il faut avoir un recul sur soi-même suffisant pour essayer de comprendre quelle direction prendre afin de toujours se renouveler et toujours surprendre. « Gunz n’Rocé », c’est mon quatrième album. Surprendre sur un deuxième album, être un artiste sur lequel les gens trouve prometteur, ça va… Mais sur un quatrième album, les gens ne peuvent plus se dire que ça promet. A ce stade soit c’est bien soit ça ne l’est pas. Donc pour surprendre, il faut arriver chaque fois avec quelque chose de différent mais garder son entité et sa singularité. Personnellement, j’estime que ma singularité est toujours présente, puisque c’est moi qui fais les choses. Si demain je viens à faire de la trap music, après demain un délire Queensbridge et le surlendemain j’essaie d’être Snoop… à partir du moment, où je me suis construit mon style avec les années, si c’est moi qui le fait, théoriquement ça devrait avoir ma patte. La plus grande erreur est de se caricaturer soi-même, de se dire que le public te veut dans un genre bien particulier, et de s’emprisonner en ne faisant que ça. Tu finis par ne prêcher que les convaincus. Moi ce que j’aime dans la musique c’est allez chercher ailleurs à chaque fois, se tester sur d’autre choses. Comme pour un individu qui grandit et qui murit, il a aussi envie d’essayer d’autre chose et de se faire attraper par sa propre curiosité, mais tout en gardant son style et sa singularité.

Un autre thème fort de l’album traite de l’uniformisation des médias et le spectacle de la promotion. Tu as l’impression d’un décalage entre le message et l’habillage télévisuel ?
Au final, tu t’aperçois que les médias, il ne faut pas leur en demander trop. Si on avait affaire à des médias engagés – ce qui normalement devrait être la moindre des choses – avoir des médias investis dans ce qu’ils font ayant une prétention à déployer des messages fidèles à ceux des artistes, ce serait la moindre des choses. Mais ils ne font que mettre dans des cases. Les médias ne parlent de musique que pour des choses qui normalement sont du domaine de l’AFP, du domaine du fait-divers. On parle de la musique quand il y a des clashs, ils parlent de la musique quand il y a des morts, ou quand il y a des mariages. Donc au final, en tant qu’artiste tu te construis à l’ombre, et le jour où ils parleront de toi ce sera tant mieux, mais tu te crées ton identité loin d’eux et pas grâce à eux.

Sur le morceau « La vitesse m’empêche d’avancer », ton analyse sur les médias et le système éducatif également rejoint sur beaucoup de points les analyses de Bourdieu. C’est une référence pour toi ?
Ouais bien sûr, c’est une référence, j’ai beaucoup aimé ses idées quand je l’ai découvert et elles sont très actuelles aujourd’hui : comme d’autres auteurs qui ont bien développé leurs idées, elles restent dans le temps. Je trouve que Bourdieu est trop méconnu, il est connu des universitaires c’est sûr, mais c’est à peu près tout.

Justement, les quelques lignes sur la télévision [ndlr « J’ai mis des années à construire un disque, un discours, faut que j’en parle entre une bitch et un p’tit four », entre autres] reflètent très bien ses idées : la dictature du temps, de la publicité entre les programmes, l’énorme difficulté du développement d’un discours construit à la télévision.
C’est ça. Il pose une vraie question qui est : comment vulgariser une pensée complexe, et comment l’amener aux gens, en fait. Et moi je me reconnais là-dedans parce que c’est toujours ce que j’ai essayé de faire dans la musique. C’est déjà quelque chose qui n’est pas vraiment facile d’accès ne serait-ce que juste comme ça, sur une feuille de papier, donc il faut aussi faire en sorte que les gens bougent la tête dessus. Un discours dense a aussi besoin de forme pour que la masse l’accepte.

Dans tes réponses, tu te places au-dessus de la mêlée en termes d’écriture, et tu n’attendais pas vraiment de retour des médias de masse. As-tu conscience de diriger ta musique plutôt vers un milieu de connaisseurs ?
Il l’a toujours été. L’album le plus ‘populaire’ a peut-être été le premier [« Top Départ »], mais je trouve que « Gunz N’Rocé » retrouve un peu le même public que ce premier disque. C’est ce que je vois et ressens lors des concerts, mais aussi par rapport aux médias qui relaient le truc. Des morceaux plus spontanés, peut-être plus simples dans la forme aident à ça. Les morceaux sont plus tournés vers le hip hop plus traditionnels que d’autres, sur « Identité en crescendo » par exemple, plus orientés par le jazz. Au final je me rends compte qu’un discours complexe dérange moins les gens si on a un gros sub et une caisse claire qui claque.

Et JP Mapaula/Manova, parlons-en. Tu sais d’ailleurs à quoi est du ce mini-changement de blaze ?
Ah ça il faudra lui demander. (rires)

Le mec sort un couplet tous les deux ans et défonce tout, on attend des trucs nous !
C’est quelqu’un d’assez mystérieux, et c’est bien que ce mystère soit travaillé comme ça, et entretenu. (sourire)

 

« Le truc avec les Victoires de la Musique, c’est qu’il faut s’inscrire pour les avoir »

 

Un des morceaux du disque qui m’a le plus marqué, c’est « Habitus ». Le thème du langage n’a peut-être jamais été abordé comme ça dans le rap français, enfin pas à ma connaissance.
C’est toujours quelque chose qui me tient à cœur, amener des thèmes qui n’ont jamais été abordés, ou ramener des thèmes déjà abordés, mais sous un angle différent, comme j’ai par exemple pu le faire avec « Amitié » et « Amertume » sur « Identité en Crescendo », ou avec « Le Sourire des Villes » sur le dernier album. Ça me permet d’avoir moins de complexes quand je vais répéter tout le temps ‘Moi j’suis vrai, les autres sont des faux, etc.’, ce que je kiffe faire, mais du coup je vais pouvoir le faire en toute quiétude parce qu’à côté de ces choses plutôt égotrip, j’ai d’autres thèmes. Je reprocherais toujours aux autres genres musicaux de ne pas aborder ces thèmes là. Peut être que le rap à toujours le même genre de thème, mais c’est la même chose dans la variété ! Je trouve que l’éventail est beaucoup plus large en réalité dans le rap que dans les autres genres musicaux.

Ce morceau hommage à DJ Mehdi avec l’apparition de Manu Key, c’était important pour toi de le faire ?
Important, pas réellement. J’aurais pu ne pas le faire, mais c’était une envie à vrai dire. Une envie qui venait également de Manu Key [cf notre interview], qui a un projet qui va s’appeler « Magic », et vu que je commençais à écrire je me suis dit que ce morceau aller s’appeler comme ça. C’était aussi une manière d’inviter M.Key sur cet album. Je l’avais invité sur « Top Départ » mais c’était un morceau caché, donc j’avais cette frustration de me dire ‘je l’ai invité qu’à moitié’.

… lui t’avait invité sur « La Rime Urbaine » de son groupe Different Teep en 1997.
Voilà. Moi qui suis un peu de partout et de nulle part, j’ai toujours la frustration d’une mauvaise identification des gens. C’est aussi une manière de montrer un peu d’où je viens. Le rap va vite et est écouté par des gens de plus en plus jeunes donc c’était un bon moyen de transmettre les choses entre les générations.

Pour terminer, tu sais que si tu « rappes pas pour être sympa », t’auras jamais de Victoire de la Musique ?
Le truc avec les Victoires de la Musique, c’est qu’il faut s’inscrire pour les avoir. Donc à partir de ce moment-là je ne les aurais pas. (sourire)

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