Ce que le rap indépendant doit à Rhymesayers

mardi 8 décembre 2015, par Jihane Mriouah. .

La trajectoire d’un des labels indépendants les plus marquants du jeu a pour origine une terre, le Midwest. Et pour cause. Sans l’exubérance plastique de la Californie et sans l’ego grande-gueule New-Yorkais, on y cultive discrètement l’art de trouver la stabilité sans chercher à posséder plus que l’on ne peut gérer. Et si c’était ça le modèle d’affaire dans le rap ? La tempérance, arme ultime pour régner sans partage dans le rap game ? Analyse des mouvements que Rhymesayers pratique depuis 20 ans sur l’échiquier du hip-hop indépendant.

S’il y a bien quelque chose qu’on peut retenir de Fargo, c’est que dans le Midwest, on s’applique. Il faut faire disparaître le cadavre d’un type de 70 kg ? On le fait. On le fait sans bâcler. On prend son temps. On le transforme en viande hachée. Membre par membre. Ce que l’on apprend du Midwest dans Fargo, c’est qu’à l’image de l’officier Marge Gunderson, il n’y a rien qui soit à l’épreuve du sens du travail bien fait.

1995. Minneapolis. Avec la siamoise Saint-Paul, les « Twin cities » capturent l’essence du Midwest à plus d’un égard : fondée sur les terres Sioux, la ville à majorité blanche (78% dans les années 90) a construit sa richesse sur le raffinement des produits agricoles de la région et abrite le QG de cinq compagnies qui sont dans le top 500 des fortunes du monde. La classe moyenne n’est pas à plaindre. Mais comme Kid Cann exploitant les opportunités pendant la prohibition, les affaires attirent leur lot de criminalité : dans le milieu des années 90, Minneapolis acquiert le gentil surnom de « Murderapolis ».

rhyme1

Le rap est en plein dans sa « Golden Era » : le Wu-Tang donne ses lettres de noblesse à l’auto-entrepreneuriat dans le rap, Bad Boys Records et Death Row commencent à s’embrouiller, et la musique se propage de l’intérieur des ghettos jusqu’aux banlieues du Midwest, où rien n’existe pour soutenir l’élan de créativité que le rap produit. C’est donc en partant de ce constat simple que Sean Daley (aka Slug, rappeur), Antony Davis (Ant, producteur), Musab Saad (Sab the Artist, rappeur) et Brent Sayers (Siddiq, rappeur) lancent un label à Minneapolis. Vingt ans plus tard, en plus d’être un des labels de indépendants les plus solides, Rhymesayers propose également un festival annuel où certains fans vont en pélerinage (Soundset Festival) et gère le shop Fifth Element en plein Minneapolis, une boutique qui vend ce qui se fait de mieux dans la culture hip-hop. Comment le label Rhymesayers a su changer le rap underground aux Etats-Unis, sans perdre son indépendance? Pour son vingtième anniversaire, on s’intéresse à cette petite entreprise qui ne connait pas la crise.

L’esprit tribal

Comme toutes les success stories du rap, celle-ci commence dans un garage. C’est l’histoire d’une poignée de types qui s’amusent avec les mots ou qui enregistrent des sons dans un bouiboui qu’ils appellent studio, chacun dans leur coin. Un jour, à force de trainer dans les mêmes soirées, en quête d’un peu de verdure ou parce qu’ils cherchent des copains avec qui kicker, ils se trouvent. Ce qui aurait pu être un délire entre copains devient une mixtape : une cassette qu’on joue dans un walkman et qu’il faut retourner quand la face A est finie. Slug, Sab et Siddiq ne sont pas forcément déjà des MCs à la hauteur de ce que New York compte au début des années 90. Alors sur une face, ils enregistrent les artistes qui les inspirent, et sur l’autre, leurs propres raps.

La cassette s’appelle Headshot. Succès instantané. Le message véhiculée par la couverture, illustrée par des potes, n’y est surement pas pour rien et Slug reconnait qu’au moment où ils démarrent, l’engouement doit peut-être plus à la cover qu’au contenu de la mixtape. Celle-ci leur ouvre les portes des cafés, et le crew commence à avoir un public devant lequel poser.

Naturellement, une chose en amène une autre. Siddiq, directeur général de Rhymesayers Entertainment, décrit l’évolution de leurs mixtapes: « A la suite de Arrogance et Compensation (titres de deux des mixtapes Headshot, ndlr), on avait déjà formé le concept d’un label et lancé l’idée de Rhymesayers. Et on avait également une idée de ce que serait le premier album ». Juste comme ça, ce qui deviendra une écurie de légende prenait ses marques. Ce que le punk faisait depuis 15 ans, Slug, Ant, Sab the Artist et Siddiq s’y engagent: la voie du DIY – Do It Yourself… Ou comme il conviendrait de l’appeler: Put It Out Yourself (PIOY). Parce qu’il n’y avait rien de similaire autour d’eux. Parce qu’ils voulaient voir s’épanouir la musique qu’ils aimaient, leur musique aussi. Et puis surtout, parce que ça les éclate.

L’une des forces de Rhymesayers réside sûrement dans le fait que le label a plusieurs géniteurs et que l’aspect tribal a nourri les origines sans compromettre l’ouverture à la diversité. Le label a peut-être également su s’épanouir dans un esprit plus inclusif que les indépendants qui dominaient le marché du milieu à la fin des années 90. Dès les débuts, le label de Minneapolis affiche une volonté d’intégrer et promouvoir des artistes qui ne font pas partie du Headshot Crew original. Le premier album qui sort sous l’étiquette Rhymesayers est celui de Beyond, qui n’est pas l’un des fondateurs. Brother Ali, rappeur albinos et presque mal-voyant, ne jouissant pas d’une réputation des plus flatteuses, est mis en avant peu de temps après. Eyedea, le poète, fait ensuite décoller la maison. Le label du Midwest crée son image : moins élitiste qu’Anticon, moins clanique que ce que faisait le Wu-Tang en imposant son modèle à Razor Sharp Records avant de monter Rawkus. Il ouvre ses portes. Bien qu’aujourd’hui, l’artiste Psalm One, seule femme MC signée chez Rhymesayers, ait fait entendre son regret de ne pas voir le label plus féminisé en déclarant « It’d be nice to have a few vaginas onstage », ce que Rhymesayers faisait dans le milieu des années 90 était différent de ce que l’on trouvait ailleurs.

rhyme2

Ceschi Ramos, lui même fondateur du label indé « Fake Four » (Sadistik, Astronautalis, Factor, Open Mike Eage avant sa signature avec Mello Music Group), résume ainsi l’idée: « En dehors des plus gros labels indé qui se développaient fin des années 90 – début 2000, Rhymesayers est le seul qui se soit étendu et n’ait pas fermé ses portes. Ils ont assis leur place de label hip-hop indépendant avec un succès qui dépasse tout ce que Rawkus ou Def Jux n’ont jamais accompli. »

Surtout, les racines du succès de Rhymesayers sont profondémment ancrées dans l’aspect local de leur industrie. Atmosphere s’est imposé tranquillement à Minneapolis. Et il semble que les débuts du label aient bénéficié du savoir faire que Slug et Siddiq ont accumulé à l’époque en bossant chez des disquaires de leur ville. Siddiq était dans le mainstream chez Best Buy, dans lequel il a fini par programmer la sélection musicale. Slug quant à lui bossait chez un disquaire indé classique (Electric Fetus), et se destinait même au départ plutôt à une carrière de DJ qu’à celle de rimeur. Les deux rappeurs confient eux-mêmes dans une entrevue accordée à Forbes que cette connaissance du marché de la musique, de ce qui marchait ou ne marchait pas, a certainement contribué à leur réussite future. « J’ai eu le temps de regarder beaucoup de disques prendre la poussière. J’ai tout de suite appris que construire la demande est quelque chose d’important. Le simple fait d’avoir sorti un disque, ça ne fait pas de différence. »

Et pour Slug, faire la différence, c’était construire une relation avec les gens qui venaient acheter sa musique. Dès le début, il construit une amitié avec son public, comme il le raconte à Forbes : « Quand un type se rendait compte que je rappais, je lui proposais d’aller écouter ma came, et il revenait en mode « Ton rap, c’est pas mon délire, mais en tant que personne, je t’apprécie » ». En plus d’acquérir une expérience du marché en vendant des cassettes et des disques, c’est aussi des influences très larges que le rappeur d’Atmosphère a absorbées. Slug est vu comme un MC qui a puisé dans des catalogues musicaux à l’extérieur du rap, notamment par ses anciens collègues.

Dès 1997, le label créé « Soundset », leur soirée hebdomadaire. Un mouvement d’une intelligence redoutable dans une ville qui manquait de divertissement pour les jeunes générations. Et accessoirement, le lieu idéal pour promouvoir leur musique. “C’était une audience à façonner, et on les a gavés de notre musique », observe Slug. La même année, Atmosphere sort Overcast. Il suffit de réécouter l’album pour comprendre l’effet qu’il a pu avoir. Comme Nas, Slug en fait plus qu’un album de rap, il offre au public un recueil d’histoires. Mais contrairement à « time is illmatic », elles parlent des difficultés ordinaires, loin des ghettos.

Le rappeur d’Atmosphere, qui parvenait à peine à attirer l’attention de sa clientèle à Electric Fetus deux ans plus tôt, impose avec Overcast ses talents de conteur du combat ordinaire. Atmosphere touche un public qui ne se retrouvait alors pas dans le rap social et chargé venant des métropoles. Ce n’est pas pour rien qu’il plane au dessus du rap depuis des années.

Le sens du travail bien fait

Rhymesayers Entertainment est une boîte à musique bien huilée. Après avoir construit une économie locale, 15 ans avant qu’il ne s’agisse d’un concept à la mode, le label de Minneapolis a conquis le monde. Un contrat pour une distribution mondiale d’Atmosphere en 2003, la déferlante en Europe à partir de leur apparition dans un festival en Suède, et l’intelligence de Siddiq qui gère le business… Rhymesayers Entertainment déploie ses fondations en s’appuyant sur un professionnalisme sans faille, trop rare dans le rap, et une vision claire de l’avenir.

Un point de vue que partage Ceschi Ramos : « Je ne pense pas que Rhymesayers avait un truc complètement différent des autres petits labels du moment (il y en avaient quelques uns qui sortaient des choses intéressantes), mais c’était peut-être le seul qui le faisait correctement. Ils ont toujours eu des visuels emblématiques, et une bonne notion de la « marque » Rhymesayers. Et ils ne se sont pas laissés dépasser par l’entrée dans l’ère numérique. »

La formule de la réussite est donc dans l’esprit entrepreneurial. Branding et signatures de jeunes rappeurs émergents (Eyedea, Grieves ou deM atlaS plus récemment). Un agenda carré pour les sorties, des artistes en tournée en permanence, un festival Soundset qui s’inscrit chaque mois de mai à Minneapolis – dans l’esprit de leur première soirée hebdomadaire – qui attire des dizaines de milliers de fans de hip-hop chaque année… Tous les aspects de la promotion et de la distribution de la musique créée sous l’étiquette de l’entreprise de Minneapolis sont couverts. Et comme on est dans le Midwest, on fait ça avec soin. La boutique « Fifth Element » ouvre dès 1999 et a assuré depuis la distribution des disques faits maison, dans les bacs, à côté des meilleurs. Pour Siddiq, contrôler la distribution a été un élément clé du succès de Rhymesayers.

rhyme3

En parallèle de l’aspect business, le label consolide son succès dans une identité, un cachet, loin des modes ou de ce qui fait le buzz. Atmosphere, pierre angulaire de l’entreprise, produit un rap dans lequel le public se retrouve. Un rap sincère. Slug déclare d’ailleurs à MTV : « je ne me suis jamais précipité sur les tendances avec la musique que je fais ». Rhymesayers est crédité d’une image qui inspire confiance et délivre un rap authentique, avec un message engagé (Brother Ali), intime (Eyedea) ou progressiste (Felt, P.O.S). Plus récemment, avec les signature de Grieves et Prof, le label a prouvé qu’il savait lorgner vers des enrobages plus modernes.

Rhymesayers, un modèle pour le rap indépendant ?

Toujours pour Ceschi Ramos, Rhymesayers a représenté, pour des structures comme la sienne, une référence. « Un label tel que Rhymesayers a favorisé la validation d’un hip-hop progressif à une grande échelle. Distributeurs, boutiques et organisateurs de concerts ne pouvaient plus se permettre d’ignorer le rap indé, du fait du succès d’Atmosphere. J’ai beaucoup de respect pour la façon dont Rhymesayers s’est construit en mettant en avant leur scène locale pour ensuite s’étendre et construire une communauté autour de la scène indé. Les artistes dans la position d’Atmosphere n’ont pas à faire de compromis ou à partager les affiches dans les concerts. Et pourtant c’est ce qu’ils ont fait. Je pense que cette approche, en offrant une chance aux générations à venir, est ce qui fait de Rhymesayers un label encore plus pertinent, même après 20 ans. »

Pour les artistes, ce que Rhymesayers a créé, c’est une façon différente d’exister: les artistes hip hop voient alors la possibilité de produire de la musique, sans en céder les droits en rejoignant une major et en ayant accès a un réseau de distribution et/ou promotion. Quand on demande au rappeur Michael Martinez (aka Onry Ozzborn, moitié de Grayskul), ce que le 20ème anniversaire du label Rhymesayers signifie pour lui, il nous répond: « Rien que le fait d’être dans le game 20 ans, ça en dit long. Pour n’importe quelle industrie. Maintenir succès et pertinence en permanence c’est démontrer a l’underground, comme au main-stream, comment construire un empire. Et je dirais que Rhymesayers joue un rôle important dans le fait que beaucoup d’artistes choisissent de rester indépendants ».

Brother Ali – un des premiers artistes de l’écurie de Minneapolis – affirme même que des artistes comme Kendrick Lamar ou Macklemore bénéficient d’un succès auquel Rhymesayers aurait contribué. Dans un entretien accordé à The Guardian, il explique que « certaines personnes dans l’industrie ont appris de ce qu’Atmosphere a construit : musicalement, dans une façon de s’exprimer qui inspire le respect sans imiter le rap traditionnel, et en affaires, pour assurer la gestion d’un label. Macklemore a énormément appris de tout ça: son approche de l’industrie, les tournées, faire de la musique sincère. »

20 ans. Le label a fêté ça en grand, en réunissant tout le squad sur scène, en remplissant une salle comme celles que remplissent Beyoncé et Kanye West, mais sans les fanfares, le défilé de chars et CNN. Rhymesayers a fêté ses 20 ans avec la force de son succès, mais de manière non excessive. Jamais plus que ce que le label ne peut gérer.

12307312_789311311197613_713085182888357134_o

Félicitons Rhymesayers Entertainment pour son entrée victorieuse dans la vingtaine, sans passage par la crise d’adolescence. Si l’avenir tracé est aussi glorieux que l’arrivée à maturité, on ne peut que parier que le message féministe de Psalm One sera entendu. Même si dans le Midwest on est plutôt du genre à se marier après le lycée qu’à flirter pendant la fac, ça ne veut pas dire qu’on n’aime pas les filles. Un long chemin a déjà été parcouru depuis la cabine dans les bois et le bout de trottoir à déneiger en hiver. Sans lassitude : Rhymesayers a encore de beaux défis à relever.

 

Source principale : A Moment In Rhymesayers, docu anniversaire disponible sur Youtube.

Article recommandés

Atmosphere plane toujours au-dessus du rap
Atmosphere plane toujours au-dessus du rap. Au-delà du jeu de mots fastoche, le titre peut paraître un rien pompeux. On pourrait laisser entendre que Slug et Ant dominent le hip-hop…
Grieves – Together / Apart
 Together / Apart est déjà sorti depuis un mois, mais il méritait de passer tôt ou tard par la case SURL. En ce dimanche ensoleillé, le nouvel album de Grieves…

les plus populaires