Et si… Finkielkraut s’était vraiment jeté dans le canal ?

mardi 6 octobre 2015, par Olivier Cheravola. .

Alain Finkielkraut, « l’homme qui ne sait pas comment ne pas réagir », comme aime à le définir son ami Milan Kundéra. Quand le philosophe et essayiste reprend, il y a quelque jours, des paroles de Booba pour « défendre » Nadine Morano sur le plateau de Laurent Ruquier, on évite de verser dans la surenchère à notre tour. Car non, Alain Finkielkraut n’est pas un philosophe frontiste nostalgique des colonies, comme on aime à le caricaturer. Plutôt un homme vieillissant et plus tout à fait en phase avec la France. Avant de le voir glisser pour toujours vers ce qu’il a toujours combattu, on a donc souhaité lui prodiguer un électrochoc. Et quoi de mieux pour ça qu’un plongeon dans les eaux froides d’un canal parisien ?

En bas Paris brillait comme un mirage dans l’éclat de cette fin de matinée. Alain Finkielkraut passa une main sur son front. Il observait la ville à travers la verrière de son balcon, au dixième étage de son hôtel. La température augmentait et sa peau laissait filtrer sa transpiration, ainsi qu’une inquiétude épaisse, saisissable, qu’il n’aurait pu décrire. Il plissa les yeux. Voici Paris. Voici sa ville, lumineuse et distante. Il savait qu’il serait bientôt l’heure et qu’une voiture l’attendrait en bas de l’immeuble pour le conduire vers son destin.

« Jette-toi dans le canal ! »
 Tout avait commencé comme ça. L’homme avait dit cette phrase comme s’il la pensait vraiment et Alain Finkielkraut avait fini par la prendre au pied de la lettre.
 Il marchait le long du canal de l’Ourcq ce fameux après-midi d’automne où l’homme proféra sa terrible sentence. « Jette-toi dans le canal, Finkie ! » Ce fut comme si le Diable était descendu sur terre pour le juger.
 À l’époque, son principal projet était de s’extirper d’une gluante réputation de philosophe réactionnaire. Une équipe de télévision l’avait baladé le long du canal pour qu’il bavasse sur ses sujets préférés. L’idée était de rajeunir son image et changer son cœur de cible, selon les termes de son attachée de presse.

Sauf que le tir de barrage s’était transformé en un feu d’artifice foireux, et sa campagne de redressement d’image de marque était plus proche du drame du Heysel que du Blitzkrieg promotionnel imaginé au départ. Quand la vidéo devint virale au point que lui même en fit des cauchemars, il fallut se rendre à l’évidence : son cœur de cible restait sensiblement le même, vivotant sous pacemaker au coin du feu. À la portée de n’importe quel sociologue en herbe, le même portrait type : femmes de médecin ou d’avocats, permanentées pour la plupart, certaines présidentes du club de Scrabble local et dont la principale préoccupation était d’obtenir un autographe de ce type qu’elles avaient découvert sur YouTube ou chez Laurent Ruquier. Alors quand son attachée de presse lui soumit l’idée d’utiliser ce bad buzz pour le transformer en un dernier baroud d’honneur, le philosophe se vit contraint d’accepter. Si il voulait sauver le peu de dignité qu’il lui restait, il se devait de sauter finalement dans le canal.

Finkielkraut céda donc à lumière des projecteurs, renonçant à sa posture d’intellectuel pour s’aligner sur le sillon des people, excitant l’intérêt des médias, les commérages et la vibration morbide qui entoure les gens trop célèbres. Il avait donc choisi, sur les conseils de son attachée de presse, de rallier les rangs de l’émission Splash, le grand plongeon pour une édition spéciale philosophie. L’émission serait animée par Cyril Hanouna. Il plongerait sous l’oeil des cameras, avant d’entamer un débat sur l’identité française et la vacuité existentielle post-sartrienne. TF1 n’avait rien laissé au hasard. Des semaines de préparation physique avec Philippe Lucas lui permettait à présent d’effectuer un plongeon en triple loop plus qu’honorable. Il était aussi passé entre les mains d’un visagiste qui avait fait de ses cheveux une sorte de sculpture abstraite. Il avait pris des cours de diction, eu recours à divers spécialistes en anger management qui avaient renvoyé son pas-tout-à fait bégaiement et ses accès de colère au rang de mauvais souvenirs. Il portait désormais des jeans et avait ouvert un compte Twitter. Il écoutait du rap français, en particulier Booba, dont il aimait les aphorismes jusqu’à pouvoir le citer sur des plateaux de télévision. Mais par dessus tout il déprimait en cachette, la présence de l’homme du canal le poursuivant chaque nuit depuis des mois.

 

*

 

Alain Finkielkraut errait donc dans la chambre de son hôtel comme un condamné patientant dans les couloirs de la mort. Il avait vidé un des petits flacons d’après shampooing au kiwi dans une piètre tentative de bain moussant, et se demandait quelle chemise il allait choisir quand elle surgit dans la salle de bain. Lui, le cul posé dans la baignoire, arborant une demi érection et une catastrophe capillaire, elle dans l’encadrement de la porte, pas gênée pour un sou.

« Bon, vous êtes prêt ? On va être à la bourre. »

Une brunette coiffée d’un foulard, engoncée dans un jean brut contrastant avec des Stan Smith blanches rutilantes. Alain FinkielKraut était resté sans voix. On avait frappé, il avait répondu un « faites comme chez vous », la prenant pour le garçon d’étage censé déposer son plateau repas casher. Diam’s avait accepté de co-présenter Splash le soir même et voulait régler quelques détails. Elle semblait plus assurée que jamais.

– « La voiture est en bas. J’ai pris votre peignoir de bain.

– D…D’accord. Do-onnez moi uu-une minute. »

Il faut préciser qu’à sa naissance, Dieu avait jugé nécessaire d’ajouter à l’état des lieux de départ un défaut de prononciation qu’Alain Fienkelkraut partageait avec son père et son grand-père. Une sorte d’élocution familiale pas si éloignée que ça du bégaiement et du syndrome de la Tourette. La plupart du temps, il maîtrisait ce petit défaut. Mais en période de stress, en cas de contrariété ou d’émotions fortes, c’était comme un volcan en irruption qui se réveillait au fond de son larynx, les mots se précipitaient depuis la corne d’abondance de son cerveau et rebondissaient contre les parois de sa dentition pour sortir de sa bouche, hébétés et répétitifs. Une pluie de syllabes, avalanches de gravillons roulant sur eux mêmes.

Diam’s détourna les talons et laissa l’écrivain seul. D’habitude les rappeuses ne lui inspiraient pas ce genre de considération, mais tout en essayant de réunir une paire de chaussettes non dépareillées dans sa valise, Finkielkraut tentait de dompter ce qui lui servait de cheveux et qui aurait pu finir dans un manuel d’école de coiffure à la rubrique « À sauver d’urgence », en se disant qu’il n’était pas tombé amoureux depuis longtemps.

Dix minutes plus tard, il sortait du salon rococo de l’hôtel pour s‘engouffrer rapidement à l’arrière de la berline noire qui l’attendait. La rappeuse trônait à l’avant, prête à accomplir ce supplice médiatique. Elle tenait un exemplaire de La fureur de dire, le dernier ouvrage du philosophe, dont la quatrième de couverture laissait voir une photo de l’auteur en col roulé vieille de dix ans. Elle faisait défiler les pages du livre comme un flipbook et tourna la tête pour s’adresser au philosophe

– « Finkielkraut…?

– Oui ?

– Marrant.

– Qu’est-ce qu’il y a de marrant ?

– Je sais pas, t’aurais pu changer de nom. Prendre un pseudo.

– C’est déjà un pseudonyme. Mon vrai nom c’est Benjamin. Benjamin Troussard.

– Non ? J’veux dire, c’est quoi l’intérêt de prendre un pseudo si c’est pour garder un coté nul ?

– Bah je sais pas vraiment.. Je…pp-pense que je voulais un nom qui in-in-inssspire la confiance.

– Bon, je critique pas, mais quitte à surfer sur une vague, t’aurais pu faire mieux. Je sais pas moi, Kippa Hermès ou Avishai Jones, tu vois quoi. Plus funky !

– Fffff-Funkyelkraut ? »

Il avait lancé ce trait d’humour presque pour lui-même. Pelotonné a l’arriere, Alain Finkielkraut se posait des questions. Il était un écrivain de soixante cinq ans incapable d’assortir ses vêtements tout seul et pourvu d’un discours semblable à un disque rayé, et voila que lui, le chantre de l’anti-modernisme allait se montrer en slip de bain à une heure de grande audience sur une des chaines les plus populistes du pays ? Il y avait de quoi s’inquiéter au sujet de la France. Il savait qu’en faisant cela, il participait au nivellement par le bas qu’il constatait chaque jour en ouvrant la radio ou en jetant un oeil distrait sur les 4 x 3 publicitaires.
 Et ça le déprimait. Lui qui avait commencé sa carrière de philosophe en injectant toute la colère de sa jeunesse, allait-il finir en chien savant domestiqué, l’ISF en guise de muselière ? En quoi était-il plus utile qu’Internet, les mosquées, les émissions de télé réalité ou le rap ? Pas plus en tout cas que sa carte de voyageur Air France Premium, son banquier, sa femme, ses sextoys. Pas plus que la malbouffe, Nicolas Bedos, les crèmes anti-cernes pour homme et les chauffeurs de taxis parisiens, pas plus qu’Elie Chouraqui, Tarik Ramadan ou Dieudonné, le 11 septembre et les Illuminati, et pas plus que la soi-disant fin du monde prophétisée par les Aztèques alors qu’eux mêmes n’ont pas su prévoir leur propre extinction. Il battit des paupières comme pour se sortir d’un mauvais rêve, et essaya de chasser ces pensées. Au dehors, les rues de Paris défilaient, impassibles. Immeubles. Arbres. Velib. Son regard croisa celui de Diam’s dans le rétroviseur et celle-ci lui sourit d’un air complice, ce qui fit naître chez Alain Finkielkraut un désagréable doute. Et si elle aussi le voyait soudainement comme un bonimenteur de plus qui ne faisait qu’avancer dans le néant les mains vides ?

 

*

 

La berline se gara devant un attroupement de badauds tenus à distance par un cordon de sécurité. Tout le long du canal, on avait installé des gradins ou se pressaient people, journalistes, rappeurs engagés, intellectuels et polémistes de tous bords. Des hauts parleurs crachaient le dernier titre de Maitre Gims tandis que Cyril Hanouna scandait le nom d’Alain Finkielkraut dans un micro. Se perchant sur son plongeoir, Alain entendait à peine les réactions de la foule. La lumière des projecteurs en pleine face, il cherchait Diam’s du regard dans les gradins. Des informations contradictoires parcouraient son corps que les sessions de training n’avaient pas réussi à rendre moins frêle. Le froid de cette soirée d’automne se trouvait renforcé par la chaleur que les projecteurs lui renvoyaient. Les lumières devenaient plus vives, leur éclat maladif dégoulinait sur la surface du canal. Il transpirait à présent à grosses gouttes, des pensées tournoyant en boucle dans son esprit. Et si l’on avait transformé l’eau du canal en acide? Si l’on sait nager, sait-on couler ? Qu’aurait fait Albert Camus à sa place ? Et si l’amour durait ? La foule scandait le diminutif de son nom de plus en fort. Au paroxysme de cette agitation, Alain Finkielkraut repensa à une phrase de Booba qui disait « ce qui ne te tue pas te rend plus fort, ou handicapé ». Soudain, en quelques pas précipités il plongea dans les eaux froides du canal de l’Ourcq en hurlant.

« TAISEZ VOUS ! TAISEZ VOUUUUUUUUS ! »

Plus tard, il regagna les vestiaires, confortablement enveloppé dans un peignoir en éponge flanqué du logo de TF1. Il éprouvait un relâchement empreint de mélancolie. Peut-être était-ce dû à la façon dont les dernières molécules d’eau disparaissaient de sa peau, ou à l’impression soudaine de propreté qu’il éprouvait. Tout ce qu’il aurait souhaité à ce moment précis, c’était encaisser ses dernières avances d’auteur, empoigner un baluchon et partir loin d’ici avec « Mon pays » de Booba en fond sonore. Et tout ce qu’il fit, c’est monter dans la berline noire, s’endormir à l’arrière et se réveiller en bas de chez lui.

Un jour prochain, Alain Finkielkraut se réveillerait chez lui avec une vague impression de gueule de bois. Il se ferait couler un café et après quelques Advil, il finirait par se rappeler de tout ce cirque en souriant. La radio rapporterait ses propos tenus lors du débat qui avait suivi Splash, le grand plongeon. Dans l’extrait, il évoquerait « l’antiracisme qui devient l’alibi de l’islamisme »On entendrait aussi un invité, un rappeur, argumenter qu’avec ces paroles, Alain Finkielkraut est au final plus anti-France qu’il ne le pensait. Le philosophe sourirait. Après tout on ne demande pas à un miraculé de s’en sortir en faisant un dos crawlé.

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