Hawaii sous les bombes

samedi 11 avril 2015, par Julie Green.

La réputation d’Hawaii, le pays des arcs-en-ciel, n’est plus à faire. Ses vagues et ses plages attirent les surfeurs du monde entier, et les amoureux de la nature s’y pressent afin de profiter de son cadre paradisiaque. Si sa capitale, Honolulu, est connue pour son quartier touristique, son cratère volcanique ou encore pour la base navale de Pearl Harbor, elle l’est pourtant moins pour son urbanisme. Et pour cause : surnommée « la ville beige », la majorité des immeubles, dessinés en pleine période brutaliste, affichent pour la plupart des couleurs ternes, et commencent à déclencher les foudres de ses artistes locaux.

 

Pour commencer, un peu d’histoire : Honolulu, capitale d’Hawaï, abrite plus de 335 000 habitants, ce qui en fait la capitale d’Amérique la plus peuplée à proportion de la taille de son Etat. La ville, d’abord connue pour avoir été la cible des frappes nippones lors de l’assaut de Pearl Harbour en 1941, connaît ensuite des années 40 aux années 70 un immense essor démographique : en trente ans, sa population va quasiment doubler, passant de 179 000 à 324 000 habitants. Logiquement, les constructions s’enchainent rapidement: le Zoo, le Capitole, la Hawaii National Bank, mais aussi le terminal de l’aéroport ou encore le plus grand centre commercial de la ville, le Ala Moana Center.

Leur point commun ? Ils ont tous vu le jour, comme la majorité des buildings de la ville, dans les années 50 à 70, pendant la grande mode du brutalisme, alors en plein essor. En résulte l’architecture actuelle de la ville, à l’image du courant qui l’a inspiré : terne, pâle et très peu caractérisée.

Si aujourd’hui le terme a été vulgarisé et évoque des constructions plutôt disgracieuses, l’idée du brutalisme à l’époque était plutôt révolutionnaire : celle d’entrer dans une ère où les individus utiliseraient leur environnement immédiat pour construire leurs habitations.

Or cet état de fait fait aujourd’hui l’aubaine des promoteurs : en effet, pourquoi dépenser pour utiliser de la couleur pour moderniser la ville, quand la priorité est de mettre en avant Hawaii pour son environnement naturel ? Pourquoi alors attirer l’attention sur ses bâtiments ? Entre rentabilité et petits arrangements avec l’histoire, se livre aujourd’hui un combat sans merci entre la communauté artistique du pays et les agences immobilières, soutenues par les promoteurs et de nombreux membres du corps politique.

« Il y a une tendance à vouloir se fondre dans la masse plutôt que se dépasser »

En réalité, les choses sont un peu plus compliquées. Honolulu possède son City’s Design Advisory Committee, (ndlr : le Conseil Consultatif du Design de la Ville). Ce conseil est chargé de dresser chaque année une liste de recommandations en terme de design et de constructions. Bien qu’il ne concerne que certains quartiers (Waikiki, Punchbowl, Diamond Head, Chinatown, Hawaii Capital, Thomas Square et Haleiwa), majoritairement touristiques ou préservés, son influence est colossale sur l’archipel, et ses conseils en terme d’urbanisme, rapportés par le site civilbeat.com, toujours les mêmes : non à la couleur, oui à l’environnement naturel. Ainsi à Punchbowl, quartier qui abrite le cratère du même nom, la ville désapprouve les couleurs « criardes et indécentes », qui obstruent la vue. De même, les buildings doivent être « de couleur terre ou olive, afin d’évoquer le cratère. » John Whalen, membre du conseil, justifie cette unilatéralité  par des contraintes pratiques et climatiques : «  C’est aussi plus simple d’utiliser du beige et des tons neutres lorsque l’on doit repeindre. (…) Dans le climat de l’archipel, la peinture se fade très vite ». Ainsi, pour Pour Henry Eng, ancien chargé de l’Urbanisme au gouvernement, le gris est désormais entré dans les mœurs : « Il y a une tendance à vouloir se fondre dans la masse plutôt que se dépasser. »

Un autre facteur est également mis en avant par les spécialistes : la forte présence d’une communauté asiatique très conservatrice n’encouragerait pas les promoteurs à sortir du lot. Pour l’architecte Geoffrey Lewis, cette utilisation des couleurs neutres est aussi le reflet de leur influence sur l’archipel : « Les gens aiment simplement vivre dans ces couleurs. », argumente-t-il. ll s’inquiète également qu’Honolulu ne puisse rebondir et que son urbanisme ne soit pas en mesure d’incarner le melting pot qu’Hawaii est devenu : « Quand les choses sont neutres (…), ça ne crée ni excitation, ni énergie. » a-t-il déploré.

Seulement voilà. Depuis quelques années, un quartier essaye de revitaliser la ville et le paradis tropical qu’est Hawaii. Il s’agit de Kakaako, un des quartiers commerçants de la ville, situé sur le littoral sud, qui en quelques années seulement est devenu la nouvelle Mecque du graffiti.

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A l’origine de ce bouleversement, un homme, Jasper Wong. Aidé de quelques artistes locaux, dont John Prima, il va être à l’origine d’une des révolutions architecturales les plus significatives de la décennie : le Pow ! Wow ! Hawaii, premier festival dédié au street art du pays. Quand ils se rencontrent il y a six ans, la ville est encore extrêmement conservatrice : « A l’époque, utiliser une bombe en public, c’était de l’hérésie. », se souvient John Prima. Curieux de savoir comment il parvenait à élaborer ses fresques dans le climat répressif de la ville, Jasper Wong décide de le contacter : « Jasper est venu me chercher et après quelques rendez-vous, il m’a confié une classe d’une vingtaine d’élèves à former, nous explique-t-il. Je leur ai appris le graffiti pendant un an, en préparation de la première édition du Festival. » Le Pow ! Wow ! était lancé.

Désormais, et pour la sixième année consécutive, le quartier de Kakaako, « Kaka’ako » en hawaïen, accueille tous les ans pour la semaine de la Saint Valentin le festival Pow ! Wow ! Hawaii !, exclusivement dédié au street art. Le festival est devenu, comme l’indique Jasper Wong sur son site internet, au fil des années « une vaste communauté d’artistes, de galeristes et de conférenciers. » Il propose aussi des classes d’art et de musique, des projets muraux, un espace créatif, le Lana Lane Studios, des concerts et des installations. Chaque année, des artistes venus du monde entier sont ainsi invités à recouvrir les murs tristes du quartier. Jasper Wong revient sur l’édition de l’année dernière : « C’est notre plus gros succès en 5 ans. On a commencé avec 10 artistes, et cette année, nous en avons une centaine (…) Des milliers de personnes ont fait le déplacement pour voir les fresques. »

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Afin de ne pas déplaire aux promoteurs, Pow! Wow! Hawaii veille également à ce que les artistes respectent l’architecture de la ville, et prennent soin à ce qu’ils utilisent des motifs traditionnels et intègrent la culture de la ville dans leurs oeuvres. Alors que l’on reproche souvent aux manifestations street art de se laisser dévorer par la dimension mondiale de leur organisation au détriment des communautés locales, Jasper Wong a fait de son intégration au festival une condition sine qua none de la réussite du projet, en proposant notamment des ateliers ou des collaborations aux artisans locaux.

Parmi eux, on retrouve le 808 Urban, le collectif fondé par John Prima en 2008. Le projet, devenu depuis une organisation établie, a créé sa propre fondation, dessiné plus de cinquante fresques murales à travers la ville, proposé une centaine d’ateliers d’art et collabore avec des dizaines d’organisations locales. Ils ont récemment ouvert leur propre shop, devenu une des plaques tournantes du Street Art à Honolulu, The Refuge. Quant aux anciens élèves, ils sont désormais passés maîtres, et exposent leurs propres œuvres lors du festival : « La communauté a pour la plupart rapidement compris que nous faisions quelque chose de positif, que nous redirigions la jeunesse vers la création plutôt que la destruction. Mais je n’avais pas anticipé la suite. »

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Jesse Velasquez et Beethoven Villarmino, d’anciens élèves de John Prima, désormais leaders du collectif 808 Urban. 

En effet, rapidement après sa création, le Pow ! Wow ! Hawaii ! va rapidement faire effet boule de neige. C’est bientôt toute une ville qui va jaillir de ses propres cendres, appelant et criant à la couleur. En 2012, le journaliste Michael Keany, chef d’édition d’ Honolulu Magazine et lui-même passionné de graffiti, publie une tribune intitulée Think Pink, dans laquelle il y déplore le manque de vie et de couleurs : «  Quelque chose manque dans la plupart des constructions de cette ville : de la couleur (…) Honolulu, mets ta couleur à l’honneur. Nous sommes un paradis subtropical. Célébrons-le comme il se doit. » En réponse au beige, Michael Keany suggère le rose, « versatile dans une visée architecturale. »

L’architecte Geoffrey Lewis lui apporte aussitôt son soutien, soutenant qu’une autre forme d’architecture a le potentiel de se tailler une place de choix dans la skyline de l’archipel : « Beaucoup de gens ont peur que la couleur amène un coté rétro 60s à la ville, mais quel est le problème ? Si on essaye de recréer un environnement, il n’y a rien d’excitant à ce qu’il n’évoque rien », commente-t-il sur civilbeat.com.

Jasper Wong et John Prima peuvent être fiers : Kakaako est désormais un des quartiers les plus dynamiques de la ville, et les offres des promoteurs et des commerçants affluent : « Le quartier s’est très vite étendu. De nombreux commerces ont ouvert, et de nouveaux évènements prennent désormais place à Kaka’ako. On ne peut pas dire qu’on est à 100% à l’origine de tout ça, mais nous y avons clairement contribué en embellissant le quartier avec des couleurs » confie John Prima à ce sujet. Mais ce n’est pas tout. Bien au delà d’une simple libération artistique, pour Gene Park, journaliste au Honolulu Civil Beat, le basculement a aussi pris une dimension sociale : « On parle beaucoup des millions de dollars qu’engendre le Pro Bowl. Mais il serait intéressant de se pencher sur ce Super Bowl du Street art, et d’estimer la valeur des répercussions de ce projet pour la ville ». En effet, les artistes invités chaque année possèdent un réseau de fans immenses, et des dizaines de milliers de followers sur des réseaux sociaux, Instagram en ligne de mire. Les répercussions seraient énormes.

De même, de nettes modifications ont été aperçues dans le paysage architectural de la ville. Si le retour à la couleur a été amorcé progressivement lors des cinq dernières années dans la ville, des quartiers tels que Kakaako font désormais office de zones de tests pour les promoteurs.

Mais bien au delà des frontières du quartier, c’est toute une ville qui est entrée dans l’ère de la couleur. Et pour John Prima, la ville doit beaucoup a son festival : « En quelques années, Honolulu est devenu la vitrine du graff de tout l’Etat, si ce n’est du Pacifique ! Désormais, les églises, les écoles, les bureaux, tout le monde veut commander sa fresque. Pow ! Wow ! a crée une vraie économie de marché. Et le street art ne s’est jamais si bien porté. »

Des magasins de peintures, tels Rainbow State Paint et le Decorating Center d’Honolulu ont affirmé avoir installé plus de teintes roses et bleues dans leurs rayons « afin de répondre à la demande. » Bob Bruhl, responsable des constructions D.R. Horton dans l’Etat d’Hawaii, a même prévu pour ses nouvelles résidences de West Oahu d’ajouter touches de vert, de jaune et de marron : « On veut quelque chose qui se fonde avec l’environnement, mais qui soit quand même un peu sympa », a-t-il confié à civilbeat.com.

« Une idée populaire dit qu’Hawaii a toujours quelques années de décalage avec la culture mainstream. Mais Hawaii fait aussi parfois figure de précurseur, et je pense qu’Honolulu deviendra un jour une ville idyllique », conclue de son côté Gene Park. On croise les doigts avec lui.

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