Jorrdee à l’heure du deuil amoureux

mardi 29 novembre 2016, par SURL. .

L’histoire de la musique offre une incalculable liste de ruptures amoureuses ayant inspiré un effort créatif. Un effort par lequel la tristesse de l’artiste entraîne cyniquement le bonheur de ses auditeurs. La dernière en date ? Celle à l’origine de la sortie de l’éthéré Wavers EP de Jorrdee, dont l’on vous propose une chronique aujourd’hui.

Jorrdee, adoré de certains et méconnu de la plupart, s’affirme toujours un peu plus comme ovni du hip-hop hexagonal. Artiste total, dans l’expérimentation permanente, le Lyonnais est toujours aussi dur à étiqueter et c’est en cela que d’une certaine manière, il est le symbole d’une époque. Cultivant l’amour pour les substances ralentissantes autant que la discrétion, le beatmaker/rappeur du 667 compte (au moins) cinq projets solo à son actif – Notre jour viendra, La nuit avant le jour, La 25e heure, Bjr Salope (supprimé de son Bandcamp depuis) et donc Wavers EP – ainsi qu’une énorme et dithyrambique colonne dans les Inrocks. À 24 ans, c’est avec sa dernière sortie réussie qu’il attire particulièrement notre attention et ravive notre curiosité.

« Je suis content que tu m’es (sic) oublié et j’espère que tu t’en rappelleras pas. » Voilà la légende accompagnant la publication Facebook par laquelle Jorrdee offrait le lien de stream de son tout nouveau sept-titres, Wavers EP, le 21 novembre dernier. Et c’est justement ce qui rend cet EP si personnel : tout un chacun pourra s’y reconnaître. Toute la frustration, la haine gardée que l’on peut ressentir après une rupture difficile, toutes ces pensées négatives, le Lyonnais les offre sur un plateau dans ce nouveau projet. Une froideur sur-teintée de rancœur, dans le cœur et l’esprit de Jorrdee, qui se retrouve dès les premiers mots de cet EP, sur un « Reflets » où les deux principales tentations du rappeur semblent lutter l’une contre l’autre, sans réussir à se chasser mutuellement. La tentation de ressasser le passé, celle qui consiste à cracher toute sa haine à l’égard de son ex, dans des couplets malgré tout émaillés des digressions habituelles chez lui. Puis la tentation de se tourner vers l’avenir, par ce refrain : « Mes sacrifices ? Pas de regret, tout ce que j’ai cons’ ? Pas de regret. » Une jolie entrée en matière, à base de kicks agressivement nus et de cette voix nasillarde qu’affectionne l’auteur du génial « Rolling Stone » (la version live l’est tout autant) quand il veut se montrer désagréable et haineux (à la manière d’un « Gucci Clone »).

Hélas, Jorrdee ne laisse pas de temps pour un repos trop précoce, puisqu’une transition toute en maîtrise amène directement « Sur les lèvres » à nos oreilles, morceau le plus marquant de cet EP. Alors que les premières secondes semblent avoir été enregistrées à dix mètres sous le niveau de la mer, notre ami en pleine déprime surgit à la surface pour expliquer à tout rapace à l’affut que « cette ‘tasse n’est pas faite pour toi », utilisant des bongos pour les percussions, tout au long du morceau. Une prise de risque étonnante mais des plus concluantes, sur un track se voulant mélancolique. 5’12 » marquées au fer rouge par une sensation de descente aux enfers, ponctuées ça et là de vocalises troublantes déjà récemment entendues chez lui.

À peine remis de la première claque, Jorrdee nous enjoint à tendre l’autre joue. « Bon temps », troisième morceau de l’EP, présent sur son SoundCloud depuis quelques semaines, est une ode troublante aux moments à deux. Troublante, car employant tour à tour le présent – de l’homme amoureux – et le passé – de l’homme qui dit adieu à ce bon temps. Une sorte d’aveu à soi-même courageux, l’aveu de celui dont le cœur n’a que rancœur à donner, mais qui reconnait la beauté incomparable des moments qu’il a pu passer avec celle qui l’a laissé. Et qui tend sa main. « Reviens qu’on passe du bon temps », clame-t-il au refrain. Tout en ne manquant pas d’enfoncer celle qui est la cause de cet apaisement passé et de ce manque présent. Le genre de morceau probablement écrit et composé de nuit, à l’heure où le cœur aimant marche sur les plates-bandes du cerveau revanchard.

 

« Elle pense à moi quand elle t’entend.
Encore plus quand elle te voit.
Elle saura que t’es qu’une option,
Tu sais pas qu’elle a déjà fait son choix »

 

Suit l’interlude, « A friend like you », survient une pause dans l’étalage de spleen de Jorrdee. Reprenant le track original de Lil’Ja qui consiste en de légères poussées de voix aiguës sur fond de cris de mouettes et d’enfants jouant sur la plage, il l’entrecoupe de synthés brutaux. Tout ça rappelle un peu le procédé utilisé par Kanye West et ses collaborateurs sur « Blood on the Leaves ». Chacun en fera son interprétation, mais il reste plausible d’y voir la mise en musique des interférences source de colère, venues troubler la sensation de sérénité de son couple. Ou pas. Toujours est-il que l’ami ne semble pas revenir avec de meilleures intentions. « Mick Jacker » est l’occasion de nous faire goûter ce fruit. Ce fruit que l’on connait tous, minable mais rassurant, après une rupture difficile. Ce fruit de la rencontre entre jalousie et poussée d’ego, qui nous vient quand on pense horrifié à « l’autre », cet autre qui si ça se trouve est actuellement en train de partager un café avec la personne que l’on aime encore. Cet autre à qui l’on a envie de rappeler que malgré toute le satisfaction qu’il en tire, il ne faut pas qu’il oublie que l’âme avec qui il partage son après-midi trouve ça décevant, malgré tous ses efforts. Parce qu’au fond, elle pense terriblement à nous.

Partager un café, ou partager une couette d’ailleurs. Sous les draps, là où se trouve « La scène du crime », titre de l’avant-dernière piste de cet EP. Puisque toute rupture suppose un besoin de repartir de l’avant, l’ami Jorrdee parle de ces premières relations sexuelles d’après. Et en profite pour livrer son premier réel egotrip de l’EP, abordant diverses thématiques. Celle de lui-même en train de s’amuser avec une blonde vénitienne, pour qui il enfile ses Tommy et ses René. Celle de son ex et un autre type se retrouvant sur cette scène de crime. Puis celle de ces autres rappeurs médiocres, désargentés, alors que lui est concentré sur son cash. Et oui, une rupture suppose le besoin de se concentrer sur autre chose, un exutoire, son argent. Le tout avec cette voix traînante ; la même qu’il prend habituellement quand il s’apprête à l’élever, cette voix. Mais conformément à la logique de l’EP, il ne le fait pas, se contentant de délivrer une dose nuageuse mais déjà plus positive que les morceaux précédents. Enfin, le projet se conclut sur « Up », track qui, malgré sa rythmique légèrement caribéenne, est celui qui ressemble le plus à ce qu’il faisait sur La 25e heure. Le plus planant, tout simplement, avec son double-dosage d’autotune. Mais qui conclut l’EP sur une note très positive, avec ces deux phases sobrement lâchées au refrain.

 

« Toujours debout, debout, debout, debout,
VendS pas la peau de l’ours
Avant de l’avoir tué »

 

D’un côté, le projet confirme l’amorce prise dans l’évolution de sa musique par celui qui signait jadis ses compositions sous le pseudonyme de Lestat de Lyoncourt. Ses auditeurs de longue date ont connu un Jorrdee semblant avoir un amour certain pour la transcendance, à la musique incitant à se perdre dans le lointain sous substances, à coup d’envolées vocales mixées avec justesse et grâce à un goût prononcé pour les phases mystérieuses mais puissantes. Bjr Salope donnait une drôle d’impression. Celle d’un dimanche après-midi enfermé dans une chambre péniblement éclairée, la fenêtre laissant entrevoir une météo maussade et la mélancolie encombrant l’atmosphère. Sur ce Wavers EP, Jorrdee semble nous prendre par la main pour nous emmener plus profondément encore dans les limbes de sa triste solitude, haineuse et sensible à la fois. Des ingrédients qui existaient par le passé, mais qu’il semble utiliser avec moins de parcimonie aujourd’hui. Une sorte de transition dans l’expression de sa torture intérieure, d’une musique baroque à une musique d’intérieur. Ainsi, un morceau comme « Voyage », outro de La 25e heure, aurait difficilement pu se situer sur ce Wavers EP. D’un autre côté, on peut très bien considérer ce projet comme rien d’autre qu’un aparté, sans incidence sur l’évolution artistique de son auteur. Nous sommes d’ailleurs toujours dans l’attente de futurs projets plus consistant, notamment celui annoncé en collaboration avec le producteur Phazz, autre lyonnais de talent. Wavers ne serait ainsi qu’une sorte d’exutoire, de mise en forme de sa souffrance, qu’il s’agisse de faire le deuil ou simplement de saisir la matière créatrice émanant de son cœur noirci.

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