L’impossible exorcisme de Nina Simone

jeudi 24 septembre 2015, par Cathy Hamad. .

« What happened, Miss Simone? » C’est la question que s’est posée Liz Garbus, la réalisatrice de ce documentaire éponyme brillamment concocté, livré sur Netflix fin juin 2015. Mêlant témoignages intimes, archives d’interviews et lectures autobiographiques par l’artiste en personne, le film retrace le parcours de l’une des figures les plus emblématiques et complexes du jazz. Chronique.

La carrière de Nina Simone, de son vrai nom Eunice Kathleen Waymon, est calée sur le crescendo de rage qui l’habitait. À travers le portrait dessiné par la caméra de Liz Garbus, il est d’ailleurs dur de s’attendrir sur ce personnage excessif. Nina Simone touche pourtant par son humanité et la sincérité qui transpire dans ses chants. La contradiction est aussi frappante que sa musique. Le documentaire s’ouvre sur une interview de l’artiste où un journaliste audacieux lui demande ce que signifie pour elle ce qu’est être libre. « No fear », répond-elle. Un crédo qu’ont pu se réapproprier un grand nombre d’artistes postérieurs à Nina. Des punks, des stars du rock, ou certains ténors de la scène rap US. D’où l’importance de ce document pour comprendre l’impact du mythe Nina Simone sur des générations entières de musiciens.

À travers le documentaire, on ne manque pas un instant de la vie de l’artiste. Mené chronologiquement, il montre la jeune Eunice, pianiste classique prometteuse, devenir la Nina Simone que l’on connaît, ou du moins celle que l’on croit connaître. Liz Garbus réussit à révéler la manière dont Nina Simone a fini par bouffer la vie de l’extrêmement fragile Eunice, musicienne classique dans le cœur et dans la tête. Celle qui a découvert que faire du jazz en ces temps-là, c’était rentrer dans le moule du show business.

 

« I’m sorry that I didn’t become the world’s first black classical pianist, I think I would have been happier »

 

Le jazz, aka la musique du Diable, elle y tombe dedans un peu par défaut. Enfant, Eunice fait de la musique dans les églises. Sa première confrontation au racisme survient lorsque ses parents sont trop noirs pour être au premier rang. Elle se fait alors repérer par celle qui deviendra sa prof privée – et blanche – de piano. La solitude la ronge déjà. Après avoir sacrifié son enfance à des heures interminables de pratique dans l’espoir d’entrer au Curtis Institute of Music de Philadelphie, elle s’y fait recaler. On devine que c’est officieusement pour sa couleur de peau. Cette trahison est le marqueur temporel de ce qui deviendra le mal de sa vie et de sa rage grandissante. Eunice commence alors à jouer dans des bars pour subvenir aux besoins de sa famille et continuer ses leçons. C’est alors qu’on lui demande de donner aux clients ce qu’ils veulent, du jazz. Elle prend dès lors le nom de Nina (niña, petite en espagnol) Simone (en référence à Simone Signoret). Et commence à entrevoir et subir les rouages du show business. Nina n’aura de cesse d’accumuler les rancœurs et la haine, dues au gouffre qui sépare la manière dont elle aurait rêver s’exprimer, et celle dont on voulait qu’elle s’exprime. Elle qui clamait que le jazz devrait hériter du nom de « musique classique noire américaine » souffre de la case étriquée dans laquelle on commence à l’enfermer. S’enchaîne une petite notoriété, qui s’amplifie avec sa reprise de Billie Holiday « I Loves You Porgy », n°1 du du top 40 du Billboard. Ce succès, elle le jouera même au Playboy Penthouse devant Hugh Hefner et un public blanc. L’archive présentée dans le documentaire est surréaliste.

Un soir de performance, elle rencontre Andrew Stroud, ex-policier qui devient son mari et se reconvertit en manager de la légende en devenir. Ne cherchez pas de conte de fée. Il représentera la violence du show business, à la fois financièrement et physiquement. Terrifiant et monstrueusement charismatique, il la viole, la bat et a une emprise totale sur ses comptes. Nina s’accroche tant bien que mal au contrôle créatif de son oeuvre. Difficilement, elle parvient à garder une forme de vérité dans les chansons qu’elle interprète. Au fur et à mesure que sa prise de conscience de n’être que la musicienne qu’on attend d’elle s’accroît, elle a cette sensation que ce problème s’applique à tous ceux qui comme elle, avaient « la peau trop noire, les lèvres trop épaisses et le nez trop large ». Difficile de ne pas penser à cette éternelle dualité qui touche aussi le marché du rap aux Etats-Unis. Une musique noire régie par un business contrôlé en majeure partie par des blancs.

Ces temps sont également marqués par le combat de Martin Luther King, Malcolm X, Stokely Carmichael et autre Lorraine Hansberry. Ayant depuis toujours été seule et incomprise, ses amis les plus proches sont soit ses musiciens, qui comprennent son langage, c’est à dire ce qu’elle exprime via son piano ; soit ses amis activistes, c’est-à-dire ceux qui partagent la même rage. Sa musique prend à ce moment-là une tournure plus engagée et violente, certainement plus sincère aussi. Elle ne fait plus du blues music, ni du jazz music, elle invente la Civil Rights Music. Un sens. Voilà ce qui, selon l’artiste, manquait à sa carrière. Elle le trouvera dans son combat activiste. Son cœur s’exprime violemment dans « Mississipi Goddam », ou tristement dans sa reprise poignante du « Strange Fruit » de Billie Holliday.

Sa voix est forte, rocailleuse, posée ou transcendante de passion. Sa musique prend la forme d’un nouveau moyen pour canaliser sa rage. Chanter pour aider les siens, elle en fera son objectif principal. Et ayant enfin trouvé ce qui lui manquait, elle se fait boycotter par les radios. Certains rappeurs pourraient dire « on connaît la chanson », tellement le corollaire est évident avec le rap, la forme d’art noire américaine post-jazz la plus pertinente à l’heure actuelle.

 

« Sometimes I sound like gravel, and sometimes I sound like coffee and cream »

 

Goodbye United snakes of America. « American society is nothing but cancer. » À la mort de Martin Luther King, Nina fuit l’Amérique pour le Liberia. C’en est trop pour elle. S’en suivront différents exils pour échapper à la vie qu’elle mène et qu’elle ne choisit pas. Eunice réapparaît et s’échappe de Nina Simone. Elle quitte le show business, la société, le racisme et ses amours. Même son piano, elle finira par le détester. Elle pensait trouver la sérénité en Afrique, mais ses relations sociales et familiales empirent et ses comptes sont vides. Ses amis s’inquiètent, l’envoient se reposer en Europe et consulter un médecin qui lui décèle un trouble maniaco-dépressif. Sa carrière est à l’image de son mental bipolaire. Son parcours passe par des (très) hauts et des (très) bas. Sous médicaments, Nina Simone finit par se remettre sur les rails. Physiquement affaiblie mais intérieurement apaisée, elle refait des scènes (en partie pour renflouer les caisses) et revient à son premier amour : le piano. Elle reçoit même un prix honorifique du Curtis Music Institute of Philadelphia qui l’avait recalée à ses débuts. La boucle est bouclée.

Le cours de la vie de Nina Simone est narré selon les mémoires et les confidences intimes de ses proches. Les images d’archives sont nombreuses. Ces éléments s’imbriquent assez subtilement pour laisser une trame narrative intelligente et efficace. L’intimité est perceptible mais pas dérangeante, au contraire. Le documentaire est exempt d’émotions inutiles, même si sa fille aborde des éléments de sa vie parfois peu opportuns. La personnalité de Nina Simone suffit à toucher toutes sortes d’émotions et de publics. Un bon point pour les morceaux choisis aux moments les plus pertinents. « I Wish I Knew How It Would Feel to Be Free » est en fond quand sa liberté est questionnée, « Misunderstood » appuie les explications de ses prises de positions violentes et sa fuite vers l’Afrique ; et une belle cover de « Stars » de Janis Ian clôt le documentaire. Tout comme Nina dans son art, les morceaux servent ici un moment, une émotion, un message. Nina Simone métamorphose les morceaux, se les réapproprie, et les rend si personnels. Si la relation de Nina Simone avec son public est peu abordée, elle ressemble à du « je t’aime moi non plus ». Elle le hait quand il la cantonne à une musicienne de jazz. Elle est reconnaissante lorsque le public décèle les justes émotions et le vrai message. Elle sait qu’il la maintient en vie autant qu’il est la cause d’une partie de ses maux. « I love you very much, and I hope you know that, and I know you love me. »

 

« Yes I’m playing at Carnegie Hall finally, but I’m not playing Bach »

 

La souffrance et le positionnement politique de Nina ont su trouver un écho évident dans les générations qui suivirent. Peu étonnant de retrouver sa musique comme matériau de prédilection de nombre de rappeurs et beatmakers. Common, Talib Kweli, Kanye West, Flying Lotus, Abd Al Malik en France et plus récemment le projet théatral A Riot Called Nina du MC-beatboxer Napoleon Maddox ont pu se saisir de l’oeuvre de la grande prêtresse pour mieux la revisiter. En filigrane, on peut aussi se demander si l’âme de Nina n’est pas allée se promener un matin du côté de Staten Island pour habiter un temps le corps de Russell Tyrone Jones, plus connu sous le nom d’Old Dirty Bastard. Même impossibilité à exorciser ses démons intérieurs, même sincérité ultra sensible. Quand l’auto-destruction et le génie se côtoient se manière quasi effrayante.

De la même façon, l’ombre fantomatique du mouvement des droits civiques chère à Nina Simone semble planer étrangement sur le territoire américain. Des émeutes de Watts à celles de Ferguson, qu’est-ce qui a vraiment changé ? Que s’est-il passé alors, Miss Simone ? C’est peut être cette question que pose la génération Y, en constatant que le malheur se transmet hélas encore, comme un legs chargé d’une malédiction.

Bien que le documentaire soit relativement complet, on ne comprend pas, même à la fin, le mal qui rongea le génie. Nina Simone est un diamant brut. Pour la reprise finale de « Stars » à Montreux en 1976 (ci-dessus), à son concert d’adieu, Nina a la voix tremblante et pleine de sincérité. La chanson sonne comme la meilleure explication qu’elle soit capable de donner. Pour se soulager ? Pour se libérer ? Pour tout envoyer bouler ? Personne ne le saura jamais. Le documentaire questionne plutôt que de donner une réponse et traite Nina Simone comme elle a rarement été traitée. On s’intéresse finalement à ce qu’Eunice a fait de Nina, et inversement. Est-ce qu’Eunice/Nina aurait apprécié un témoignage aussi intrusif ? Rien n’est moins sûr. « Was Nina Simone allowed to be what she was? Most people are afraid to live as honest as she lived. »

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