Rap : le Maroc n’a jamais été aussi intéressant

mercredi 25 janvier 2017, par SURL. .

On vante le rap des États-Unis, du Canada ou de France. Parfois, et surtout en ce moment dans le monde francophone, on vante les rappeurs belges, suisses voire « africain », au sens subsaharien du terme, depuis l’éclosion de l’afrotrap. Mais au Maghreb, les choses bougent et le mouvement avance, en s’appuyant sur de solides fondation durement érigées par certaines figures faisant figure du pionniers. Alors qu’il y a quelque mois nous nous penchions sur le long combat du rap tunisien, nous mettons en lumière aujourd’hui le Maroc et sa scène plus vivante que jamais.

Au royaume chérifien du chaabi, la culture hip-hop et le rap se sont frayés un chemin parfois périlleux. Dans un pays à la jeunesse en quête d’identité, on assiste à une déferlante de sons de qualité comparable aux tubes internationaux n’ayant absolument aucune chance de surfer sur un marché du disque inexistant au niveau local. Au Maroc plus qu’ailleurs, la démocratisation massive d’Internet a propulsé des artistes talentueux, pleins d’énergie, utilisant les codes actuels du rap « à la marocaine ». De Tanger à Dakhla, bon nombre d’artistes ont pu – non sans difficultés pour certains – en faire un métier. Aujourd’hui, la nouvelle génération se pointe « comme une côte de porc le jour du ramadan » : puissamment et sans complexe. L’occasion pour nous de découvrir le rap maghribi.

Les anciens ont posé les bases

Certains se souviennent de l’année 2003 et des péripéties de Mas3soud contées par 3wad Lil. Les paroles valent leur pesant d’or, de cacahuètes et de vérités sur la société de l’époque. Les Marocains découvrent alors le rap sur des cassettes Verbatim vendues sous le manteau ou presque. Quelles inspirations ? La diaspora marocaine de France et d’ailleurs ? Le débarquement des chaines satellitaires ? Une certitude, le Royaume n’a pas échappé à l’aura propagée par le rap américain des années 90. La décennie suivante a vu éclore des groupes qui se sont battus à coup de singles radio, de prestations scéniques et de gravure de CD à Derb Ghalef. On peut citer Casa Crew, H-Kayne et Don Bigg sans se tromper. Certains sont épaulés par des centres culturels (H-Kayne à Meknes) d’autres par des labels courageux comme Itoub Music et Platinium Music qui ne peuvent passer à côté du mouvement. D’autres encore se démerdent comme ils peuvent. Mais les disques peinent à se vendre dans les supermarchés, même pour une poignée de dirhams ; le rap demeure un art obscur venant de l’étranger. Les festivals de « musiques urbaines » s’organisent et les artistes profitent d’une exposition populaire portée par l’utilisation du dialecte marocain (darija) dans des morceaux acerbes et déjà très bien produits. La darija est très importante, car elle relève de l’identité nationale au Maroc. Bigg et H-Kayne, par exemple, monteront sur la scène du festival Mawazine de Rabat ou du Festival de Casablanca aux côtés d’Akon, 50 Cent, Busta Rhymes et autres pointures US. L’Boulvard de « Momo » sera également une porte ouverte sur le grand public grâce à ses tremplins d’artistes en devenir. Les rappeurs investissent également les plateaux TV, et les téléspectateurs découvrent leur propre jeunesse qui s’exprime enfin. Les sonorités traditionnelles mixées au hip-hop font également leur apparition, et créent une accroche nationale indispensable pour s’assurer le bonheur des oreilles avisées et des amateurs de musiques orientales et Gnawa, comme dans le morceau « Lalla Aicha » des plutôt traditionnels Fnaire venus de Marrakech.

Hommes de l’ombre, cachés dans les coins sombres

Le rap se maintient à flot au Maroc dans le courant des années 2000, même s’il reste à la marge. Hit Radio, équivalent d’un Fun Radio marocain, fait la promotion de hits de qualité entraînant les jeunes des villes comme des campagnes. La radio est alors le vecteur le plus puissant pour effleurer des oreilles tandis que les opérateurs Telecom entament la commercialisation d’un internet pré-payé, accessible au presque commun des mortels. Mais le rap marocain possède aussi sa lame de fond, sa face obscure et ses artistes plus sombres. Les zones urbaines de Casablanca, Marrakech et Tanger notamment voient naître des lyricistes critiques, sans concessions, qui se jouent ouvertement de la bien pensante nécessité des passages radio. 79wad en fera les frais, et sera incarcéré à plusieurs reprises pour des paroles sévères envers la police en marge du dit ‘Mouvement du 20 Février ». Muslim, le rappeur à la voix d’ogre de Tanger perce au côté de Don Bigg, puis se retournera contre lui marquant la différence des « weld zan9a » et des artistes « makhzen » (influence du Palais Royal) ou « kilimini » (gosses de riche). La région du Nord du Maroc, plus connue par certains pour une certaine agriculture appréciée de l’Europe entière, s’apprête à enfin porter son poulain. La rime en darija brute, vulgaire et parfois choquante pour le grand public marocain plait aux jeunes car elle se rapproche d’eux sans détour, sans les politesses habituelles des chansons populaires. En 2011, un extraterrestre débarque.

Mobydick aka L’Moutcho est dévoilé à travers le morceau « Rap Oussama Ben Laden ». Ne vous y trompez pas, nous sommes bien en présence d’un génie qui se permet une parodie ahurissante et non pas d’un rappeur d’inspiration salafiste. Les connaisseurs le considèrent comme LE lyriciste le plus technique et fin de cette génération. Ces face B en décoiffaient plus d’un – on conseille particulièrement son remix « dinguerie » de « Break Ya Neck« . De cette période, retenons également l’éclosion de jeunes rappeuses comme Tendresse ou Tigress Flow, la percée solo de Masta Flow et ses collaborations avec l’algérien Lotfi DK, Would Ch3ab, Dizzy Dros et son « Cazafonia » magique, les projets « Bizz2risk », « Ghost Project » et puis le collectif Bizzmakers. La nouvelle ère est en marche…

BIM BAM BOOM (Salamoalikoum)

Ceux qui nous lisent régulièrement auront déjà entendu parler de dignes représentants marocains de la vague trap dans l’article « Comment la trap s’est emparée de l’Afrique« . Alors que les anciens s’accrochent aux styles qui les ont définis, du rap aux lourdes caisses tantôt east, tantôt west coast, le studio Bizzmakers prend forme sous l’impulsion d’Hoofer (Bizz2risk, GhostProject) et de West, deux activistes inspirés et libres de toute influence. Antoine Smith fait alors un détour par Casablanca pour un « Piège de Freestyle » sur fond de Printemps Arabe, la nouvelle génération se lâche en cachette et prépare du très lourd. En français ou en darija, les styles s’affranchissent, la qualité de production homemade explose et internet fait le reste. Le Maroc, c’est aussi un lieu de vacances et de cavale, parfois les deux – ça s’appelle joindre l’utile à l’agréable. On croise sur les canapés des studios casablancais Mister You, Lacrim, La Fouine, Rim’K… De quoi inspirer et galvaniser des jeunes rêvant de succès sur les standards internationaux. Les DJ s’y mettent : DJ Van remplit son travail de grand frère pour les petits nouveaux, et Nick Da Freak arrive de Tahiti et fut surement le premier à avoir joué un groupe de trap locale dans les plus grands clubs de Casablanca. Les showcases 100% guests marocains remplissent les clubs et le rap reprend petit à petit le pas sur la vague électro. Le mouvement des décomplexés est lancé. Les revenus d’Internet commencent à se faire sentir autant que la culture du buzz. La motivation, le talent, l’ambition, tout y est. Et tout ça sans oublier de faire passer des messages (Freekiss de Bizzmakers, en réaction au risque d’incarcération de deux jeunes marocains, à cause d’un simple bisou). Il faut dire que le quotidien des « drari » marocains est une source d’inspiration inépuisable, entre problèmes sociétaux, plaisirs de jeunes adultes et envie de réussite, le tout engoncé dans l’éternelle bataille du modernisme contre la tradition. Et pourtant, ces deux derniers se marient tellement bien ensemble. Symbole de l’explosion de cette nouvelle génération, le très récent OMG (beat by Hades) réunissant le rappeur producteur West et les « gamins » devenus grands Shayfeen, Xacto et Xcep. Se jouant des codes visuels du #MannequinChallenge dans la réalisation, le clip accroche l’œil et le bon.

Il y aurait tellement d’artistes à suivre au Maroc. Les emcees se croisent, s’interpellent, se connaissent et se connectent d’une ville à l’autre, voyagent à l’étranger, se clashent parfois, mais l’ambiance générale est à la production. Les sites La Cage ou QG Prod sont des fiables relais de son actualité, si jamais vous voulez en savoir davantage.

Au Maroc, le rap est une affaire d’émancipation, un pied de nez aux valeurs traditionnelles pour exprimer ce que les anciens se refusent à dire tout haut. Dans une société en ébullition, le « faux pas » peut coûter cher mais les rappeurs rivalisent d’intelligence pour faire passer leurs messages, certains explicites, d’autres totalement imperceptibles d’un œil extérieur, à l’image des anciens de la musique populaire underground marocaine.

À la vitesse où les choses avancent, il ne faudra pas s’étonner de voir un album marocain au devant des bacs français d’ici quelques mois. Peut-être faudrait-il une porte d’entrée à travers un artiste confirmé en France. Ou pas, car le panafricanisme ambiant espérerait plutôt des connexions continentales explosives. Quoi qu’il en soit au pays du phosphate et des grosses phases, le terreau est fertile, les mauvaises graines florissantes et le jardin public. Smeh daba.

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