CJ Fly, dans l’ombre de Joey Bada$$

samedi 21 décembre 2013, par Laura Aronica.

Si seulement Pro Era se résumait à Joey Bada$$. Mais non : CJ Fly, son acolyte, n’a rien à lui envier. Au point que l’on se demande sincèrement pourquoi l’un brille dans la lumière alors que l’autre lutte autant pour sortir de l’ombre. Focus sur un oublié.

New York a été kidnappée par la Beast Coast. Depuis quelques temps, des réminiscences du Wu-Tang, de Big L et de Nas fleurissent dans la bouche de MCs dont la moyenne d’âge frôle à peine le quart de siècle. La star de ce mouvement, c’est Joey Bada$$. L’année dernière, grâce au succès de sa mixtape 1999, il est propulsé sur le devant de la scène. Dans la foulée, c’est l’ensemble de son collectif Pro Era qui s’envole avec lui et dévoile son projet, Peep the Aprocalypse. Voilà pour la success story.

Mais toute belle histoire a sa face cachée, et si Joey embarque son collectif sur la route du succès, il fait aussi de l’ombre aux carrières individuelles. Son ami CJ Fly fait partie de ces grands oubliés. À 20 ans à peine, il a sorti en octobre dernier une excellente mixtape, The Way Eye See It, largement ignorée du grand public. Il suffit pourtant d’écouter Hardknock de Joey Bada$$ pour ne plus douter de son talent.

Invité en featuring, le rappeur s’envole sur un sample de Lewis Parker , jusqu’à voler la vedette à son ami. À talent équivalent, comment expliquer un tel écart de succès entre les deux membres du clan new-yorkais ? J’ai ma petite idée. Partons d’un constat simple, – appelons ça « l’effet Get Lucky » : sur la dizaine de titres d’un album; il y a toujours le premier single, la chanson de l’été, le morceau qui éclipse tous les autres. Acheter un disque pour finalement snober les trois quarts des morceaux, ça arrive, c’est même typique, jusqu’au jour où tu te retrouves seul dans ta voiture avec un unique CD et 300 km à tenir.

A ce point-là, tu ne vis plus, tu survis. Ecouter 412 fois la même chanson, c’est au-delà du supportable, alors tu laisses couler le disque en entier. A la fin du voyage, tu repenses au temps passé à ignorer toutes ces pépites, occupé que tu étais à t’user consciencieusement les tympans sur un seul morceau de l’album. L’effet Get Lucky, c’est un peu ce que j’ai ressenti en découvrant CJ Fly. Bada$$ est cool, très cool même. Alors, gros flemmards que nous sommes, on s’en contente. On passe ses sons en boucle, et on oublie de s’intéresser aux éléments un peu plus discrets de son collectif.

The Way Eye See It, le projet de CJ Fly, est pourtant ce qu’on appelle une vraie réussite. 18 titres, ça laisse le temps de faire trois trajets en voiture sans s’ennuyer. Ca pourrait être trop long, mais CJ Fly déroule tout en légèreté ses textes dans lesquels prime l’introspection, à dominante storytelling.

Volubile dans ses textes, le jeune rappeur est plutôt discret dans la vie. On le sait gros consommateur de cinéma, comme le rappelle d’ailleurs l’artwork de sa mixtape. Biberonné au reggae, il a découvert le rap assez tard, un peu par hasard, alors qu’il fréquentait le même lycée que ses potes de The Pro Era. Il y a quelques années, un prof d’anglais est venu le voir à la fin d’un concert. “Tu écris super bien”, lui a-t-il dit. CJ Fly a halluciné, il n’avait jamais eu une note correcte de sa vie à l’école. Ce jour-là, il a compris qu’il tenait le bon bout.

L’écriture de CJ Fly est en effet particulière, belle mais peu raffinée, maladroite par moments – à l’image d’Eyetalian Frenchip, excellent morceau sur le thème du triangle amoureux, qui aurait mérité un troisième couplet. Ce petit côté bancal est contrebalancé par une prod sophistiquée, impeccable, et on sent là la démarche sincère. Résultat : un disque poétique, attachant et authentique. Les collaborations, nombreuses, n’en sont pas moins judicieusement choisies : Phife Dawg, du groupe A Tribe Called Quest, Buckshot de Black Moon et Statik Selektah s’invitent sur quelques morceaux. A ces éléments mythiques viennent se greffer quelques noms prometteurs : Lee Bannon, Ab-Soul, T’nah Apex, Cookin Soul… et Joey Bada$$, évidemment.

Sur The Way I See It, mention spéciale pour le titre « Sup Preme », qui réunit CJ et Bada$$. Tout compte fait, ce choix n’est pas surprenant. Dès que les deux MC se retrouvent sur le même morceau, ils le changent en pépite. L’alchimie CJ Fly + Joey Bada$$ : rien de moins qu’une “lethal combination”, comme le résume un commentaire TouTube inspiré. Peut-être, finalement, devraient-ils tout simplement bosser en duo ?

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