Stéphanie Binet, 25 ans de plume rap (1ère partie)

mercredi 30 août 2017, par Ken Fernandez.

Intercepter Stéphanie Binet se révèle (presque) aussi difficile que d’interviewer PNL. Se mettre sur le devant de la scène, très peu pour elle. Depuis plus de 25 ans, la journaliste a choisi de se placer dans les coulisses pour vivre et raconter la culture dans laquelle elle est tombée dès le berceau : le hip-hop. La crise de croissance, celle d’adolescence, les galères et les immenses joies, elle les a toutes affrontées le rap en bandoulière. Avec son caractère trempé, l’ancienne pigiste de l’Affiche ou de Libération a fait le choix de vivre au gré des passions, des obsessions d’un style musical et d’un mode de vie qu’elle incarne et ne cesse de défendre. Plongée dans l’Histoire du rap avec une gardienne de son patrimoine. Vers le hip-hop, et au-delà.

À 45 ans, Stéphanie Binet est toujours aussi passionnée. Concerts, émissions pour Tracks, articles hebdomadaires pour Le Monde : pas le temps de traîner. C’est finalement sur ses terres d’adoptions, dans son quartier de Belleville que le rendez-vous est donné. Une heure d’entretien d’abord, pas plus, concert de Kery oblige. La veille, Stéphanie Binet était au show de ScHoolBoy Q, le lendemain elle va voir Nekfeu sur scène. Les minutes filent, les anecdotes s’enchaînent, l’histoire du rap de Public Enemy à DJ Medhi, de Watts à Paris. Quelques semaines plus tard, rebelote : l’entretien a vocation à être exhaustif, une heure d’entrevue n’était donc pas suffisante. Le pied dans le plâtre suite à une chute à We Love Green, elle raconte avec la même étincelle dans le regard, le retour sur scène de la FF, vécu en fauteuil à Marsatac. Des rappeurs, de son âge, qu’elle côtoie pourtant depuis plus de 20 ans.

La fournaise du mois d’août est fraîche comparée à celle des banlieues américaines pendant les nineties. Une période que Stéphanie Binet a vécu de l’intérieur, entre tournées des États-Unis à la rencontre de groupes de raps légendaires, moments de vie à Watts ou dans le Bronx et embrouille avec Snoop Dogg. Dans l’Hexagone, le rap germe. Aux côtés d’Olivier Cachin, la journaliste en herbe fait partie des observateurs de chaque instant. Une passion qui la mène non sans entrave jusqu’à la presse généraliste, et Libération, jusqu’à un titre malheureux au lendemain de la mort de DJ Mehdi. Aujourd’hui au Monde et à Tracks, Stéphanie Binet retrace son parcours de journaliste rap dans le paysage turbulent des médias français. Première partie d’un entretien fleuve bercé par plus de 25 ans de hip-hop.

SURL : Pourquoi as-tu souhaité devenir journaliste ?
Stéphanie Binet : À la fin de ma Seconde, pendant l’été 1987, j’ai rencontré deux frères Afghans qui avaient fui la guerre chez eux. Les Russes avaient envahi l’Afghanistan au début des années 80, Massoud était un des chefs de la Résistance. J’avais 15 ans. Le plus jeune des deux frères, âgé de 19 ans me raconte son histoire – la guerre là-bas, comment ils ont rejoint la résistance, et fini par fuir par les montagnes de l’Hindou Kouch. Je suis hallucinée et me demande pourquoi je n’en ai jamais entendu parler. Je me passionne pour l’Afghanistan, l’histoire de ce peuple, les Moudhjahidines… Après mes vacances, je reviens au lycée, j’entends qu’un journal se monte. Je leur propose un article sur ce pays. A ce moment-là, je sais que je veux raconter des histoires et je me passionne pour le journalisme.

De ta « campagne » de Chartres, comment fais-tu la découverte du hip-hop ?
À cette époque, le rap n’est pas encore arrivé jusqu’à Chartres. J’écoute un peu de tout à la radio comme les autres gamins : de Springsteen à la chanson française, j’adore Pop Life de Prince. Je trouve le rock morbide. The Doors me fait peur, c’est de la musique de drogués pour moi… Jusqu’à ce que j’arrive à la fac de Tours où je fais une année d’histoire car j’ai raté les tests d’entrée de l’IUT de journalisme. Faire des études longues à Paris ? Hors de question, pas dans le budget d’une boursière. Je découvre le rap par une copine punk qui voit bien que je déteste la musique qu’écoutent tous mes potes, que le seul truc qui m’intéresse dans leurs vinyles, c’est Armstrong. Elle est très implantée dans la scène rock alternative à Paris. À l’époque, il y a des passerelles entre la scène ragga rap naissante, les punks, la clique de La Mano Negra, des Satellites, des VRP. Elle me dit qu’il faut absolument que j’aille voir avec elle un groupe qui joue au Printemps de Bourges (1990) : Public Enemy.

Je me débrouille donc pour avoir une accréditation via un stage en radio, je me rends au concert. Et là, c’est la grosse claque ! D’autant qu’à l’époque, c’était la polémique en France. Sur la 5, on disait d’eux qu’ils étaient antisémites, anti-blancs, il y avait des cars de CRS à Paris la veille pour leur Zenith… Le même jour, je rencontre des mecs de la Zulu Nation française et IZB – il y avait déjà Angelo, aujourd’hui patron de Live Nation France, Sear de Get Busy, et Nikki. Ce dernier me raconte que le mec antisémite, Professor Griff, a été viré du groupe et que les médias racontent n’importe quoi sur leur prétendue violence. Un des morceaux de Public Enemy, c’est « Don’t Believe The Hype », et tout ça correspond à ce que je pensais déjà : « La télé raconte n’importe quoi et moi, journaliste, je veux montrer ces mecs tels qu’ils sont dans leur réalité et pas comme ils sont fantasmés dans les médias. » Je fais des photos, à la fin du concert, Flavor Flav vient serrer la main à tous les photographes. L’été suivant, des Parisiens avec qui je travaillais m’ont passé une cassette de l’émission de Dee Nasty avec des freestyles de NTM et Assassin. Sur l’autre face, il y avait l’album de Puppa Leslie. « C’est tous les jours le dimanche au ghetto, si tu me crois pas, demande à Gino. »

Qu’est ce qui t’impressionne à ce moment dans le rap ?
Le premier contact avec le rap, celui de Public Enemy est hyper physique. Je suis impressionnée par les basses qui te prennent aux tripes et l’attitude de ces mecs. L’image des rappeurs est, déjà, super importante. Leur côté Black Panthers me renvoie à Racines [série américaine de 1977, ndlr] que j’avais vu gamine. La découverte de l’esclavage et de la ségrégation a été mon premier éveil politique, du coup ces mecs me sont tout de suite sympathiques. Ils ont l’air déterminés, ils n’ont pas peur, ils sont sûrs d’eux. Ça me plait. Je dois avoir 18-19 ans, je suis hyper enthousiaste. Après les avoir vus dans l’après-midi à Bourges, je vais voir, le soir, Urban Dance Squad, une fusion hip-hop punk de Rotterdam. Et je n’ai plus jamais décroché, dès qu’il y avait un concert hip-hop programmé à Paris, je montais.

Comment tu fais pour te consacrer à cette nouvelle passion ?
À cette même période, je réussis les tests d’entrée à l’IUT de journalisme de Tours, où je passe deux ans. Pendant l’école, on monte un magazine musical avec des copains. On fait des interviews, on s’éclate, on s’engueule au bout du deuxième numéro, on en remonte un troisième… Une super expérience. A Tours, en revanche, il y a un bar, l’Epithète qui commence à diffuser pas mal de hip-hop, Run DMC, De La Soul, Beastie Boys… À  ce moment-là, je me dis que tous les stages de l’école, je vais les faire dans des locales de Radio France dans les villes où je sais qu’il y a un festival avec du rap de programmé. Je fais le festival de jazz à Nice parce que Gang Starr joue à Juan les Pins, je vais à La Voix du Nord à Lille, parce qu’il se passe plein de trucs avec la Belgique, je vais à Nantes pour « Les Allumés » et une exposition de graffiti, à Belfort pour les Eurockéennes et Fishbone, Ice T…

 

« J’ai appris à Watts, la résilience, l’humilité, l’humanité »

 

Avant de très vite te rendre aux États-Unis…
À  la fin de l’IUT, en 1992, je veux aller à New-York pour le « New Music Seminar », une convention de l’industrie du disque, 300 concerts dans 60 clubs de Manhattan et des conférences avec tout le monde (Puff Daddy, Ice T..). C’était en juin, il venait juste d’y avoir les émeutes à Los Angeles. Je fais le coup du « je suis étudiante en journalisme, j’aimerais faire la visite de votre média » et je vais voir Radio France Internationale en me disant que je veux y travailler pour le côté « International ». Je vais donc à RFI et je demande à rencontrer le directeur des programmes. Je lui dis que je vais à New York – alors que je n’ai même pas mes billets – et que j’aimerais couvrir pour eux le « New Music Seminar ». Forcément, ils n’ont pas à me payer les billets, c’est oui. Un copain de Tours, DJ Nic, traducteur de littérature américaine avait un plan (impossible aujourd’hui avec le terrorisme) : tu louais ta soute à bagages à un libraire et tu payais quelque chose comme 1 000 francs, 150€ pour faire l’aller-retour sur Air France… La belle époque.

Comment tu vis ton arrivée dans le New-York des années 90 ?
NEW. YORK. L’impression permanente d’être dans une série de télé. Je suis hébergée par un ami de Nic, qui tenait The New York Review of Records. Le premier soir il m’emmène voir un concert de Pharoah Sanders. Puis, je montrais mon book avec des photos de Miles Davis que j’avais prises à Nice et d’autres artistes. Un soir, je suis à un concert de musiques antillaises que je couvre pour RFI, je m’ennuie et je commence à sympathiser avec un videur. Il s’appelait Rodney Tanner. Il me raconte qu’il vient du South Bronx, alors je lui demande de me faire visiter son quartier car c’est là où est né le hip-hop. Il m’a pris pour une folle : « Ça va pas ! Qu’est-ce que tu veux faire dans le Bronx ? Y a personne, rien à voir. » Puis il a regardé mes photos, m’a dit d’attendre la fin de son service et me propose de prendre un petit-déjeuner à Harlem. On était au Ritz Club, 52ème rue. Sur le chemin pour prendre un taxi, je me suis dit que j’étais complètement malade. Il me dit : « Ce que tu viens de faire là, à NY, tu ne le fais plus jamais de ta vie », et il m’a emmené dans le South Bronx, à 6h du matin. Le souvenir que j’en ai, ce sont les images que l’on voit dans les documentaires sur le Bronx, des immeubles en ruine, des camés qui viennent te demander de l’argent. J’ai eu beaucoup de chance : mon guide était un des membres fondateurs des Black Spades et de la Zulu Nation. Il connaissait beaucoup de monde, il faisait la sécu de tous les clubs et les gros événements hip-hop de New-York. C’est grâce à lui par exemple que j’ai pu rencontrer Tupac. Cet ancien docker, hyper baraqué, m’a appris à moi, la petite provinciale, à me comporter dans un quartier, à ne pas faire de maladresse ou avoir l’air complètement naïf. Il est malheureusement décédé en 2014 d’un arrêt cardiaque.

Comment se passe le retour en France ?
En septembre 1992, je reviens à Chartres en locale, je suis déjà l’actualité des quartiers pour La République du Centre et j’essaie de brancher plein de magazines à Paris pour écrire des articles. A l’époque, il n’y a que des magazines rock, je pige un peu pour eux (Rock Sound, Rage…). Tous les week-ends, je monte chez des potes à Paris faire des concerts et des interviews rap. En juin, je réalise qu’il y a un point commun à toutes ces interviews : les mecs financent tous des programmes sociaux dans leurs quartiers. Je propose donc à France Culture un reportage que j’appelle « Des paroles aux actes » et je décolle pour faire un tour des Etats-Unis pendant l’été. 150 euros de billets, 150 dollars de pass Greyound (une compagnie de bus qui te donnait le droit de faire les stops où tu voulais pendant en un mois, j’ai fait 5- 6 villes), mon sac à dos et mon DAT pour enregistrer. À New-York, je vois Souleyman des Last Poets qui aide les jeunes parents à poursuivre leurs études. À Philadelphie, je fais The Goats, un groupe de hip-hop alternatif du début des années 90 et qui faisait partie d’une association qui s’appelait « Big brothers et big sisters of America ». Ils aidaient les enfants de familles monoparentales en servant de référents masculins aux gamins, alors que c’était eux-même des ados totalement bousillés, très marrants. À Atlanta, j’interviewe le groupe Arrested Development qui aide les SDF et à San Franciso The Disposable Heroes of Hiphoprisy de Michael Franti qui échangeait des seringues sales contre des propres pour éviter la propagation du sida. Je finis par Los Angeles où je fais Ice-T qui soutenait une association d’anciens membres de gangs juste après les émeutes de 92. Ce fut LA rencontre. Je suis restée proche de tous ces anciens membres de gangs depuis tout ce temps-là…

Tu es restée très attachée à Los Angeles ?
Fin novembre de cette année, je suis allée voir ScHoolBoy Q, et dès qu’il me voit en backsatge, il me crie « Tony Bogard » parce qu’il hallucine que je le connaisse. C’était le leader des Crips à Watts. Il a fait le lien entre le quartier et Tookie Williams, le fondateur des Crips (le film Redemption raconte son histoire) en prison pour signer la trêve avec les Bloods, deux ou trois jours avant les émeutes en 1992. Lorsque j’arrive à LA en 1993, le manager d’Ice-T m’a filé le téléphone de Tony. Je suis allée faire son interview dans un centre social, puis j’ai voulu le revoir le lendemain dans son quartier à Watts. J’ai 22 ans, je suis en plein film. Il me fait d’abord venir chez lui à South Central. Il y a un impact de balle sur la télé. L’album The Chronic vient de sortir et il me dit : « Ça c’est la bande son de notre vie. » Tony m’annonce que je ne peux pas l’interviewer si je ne fume pas son herbe, mais comme je ne fume pas, j’ai toussé, et ça l’a fait marrer. J’étais un ovni pour eux. Becky, sa femme, m’a racontée plus tard qu’elle avait demandé à Tony de me protéger : « Elle est barjot cette gamine, elle ne se rend pas compte où elle a mis les pieds. » Et c’est vrai que je n’en avais pas conscience. Le soir, on sort sur Crenshaw Boulevard avec Tawana, sa nièce. Le lendemain, il m’amène à Watts, je parle avec des jeunes… Tony a été tué six mois après que je l’ai rencontré, ça a été un gros choc pour moi. D’autant que c’est Snoop Dogg qui me l’apprend au cours d’une interview pour Rage.

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Comment est-ce que tu l’apprends ?
À l’époque, je fais l’interview de Snoop à Paris. Il avait une dérogation pour quitter le territoire parce qu’il était mis en examen pour tentative d’homicide. C’était sa période de vraiment dur, caillera… Comme j’ai vu les mêmes que lui à LA, je ne suis pas du tout impressionnée et lui pose des questions précises sur le quartier, ses textes. Le mec n’est pas cool. On est trois journalistes et ça ne se passe pas super bien. À la fin, chose que je ne fais pas d’habitude, je fais signer une photo pour Tony et mes nouveaux potes de Los Angeles fans de lui. Et là, cet abruti me le montre sur la photo et me dit : « Lui, il s’est fait buter il y a deux semaines. C’est bien fait, c’était un putain de Crips. » Je ne veux pas le croire. Lui aussi est Crips. Tony m’avait prévenu « Crips killing crips ». Du coup je m’énerve, le ton monte, on s’embrouille. Et je pars fâchée, inquiète. Barbara, la femme de Tookie, m’a confirmé la mort de Tony le soir même, j’étais effondrée. Deux jours après, je lis dans Libération mon altercation avec Snoop racontée par des journalistes qui n’étaient pas présents lors de l’interview. Ils me font passer pour une groupie, agenouillée devant Snoop… J’étais furieuse. J’avais une sorte d’estime pour la presse généraliste, mais je me dis alors que jamais de la vie, je ne bosserai pour ces gens-là. Je veux justement être journaliste pour les contrer, eux.

Lorsque je suis allée pour la première fois à Watts en 93, je me suis dit qu’il fallait vraiment que je revienne témoigner sur l’histoire de ces gens, de ce que j’avais vu. Je suis donc reparti là-bas un an et demi après dans l’idée de faire un documentaire. J’y retourne quasiment tous les ans depuis 25 ans. J’ai vu naître, grandir des enfants, partager des moments intenses. J’ai appris à Watts, la résilience, l’humilité, l’humanité. Ce qu’ont traversé mes amis là-bas Becky, Judy, Jo, Diego, Sheryl, dépassent l’entendement, et ils me rappellent en permanence pourquoi je fais ce métier. Je n’ai finalement jamais réalisé de documentaire, leur amitié m’est trop précieuse.

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Que fais-tu à ton retour en France ?
Je quitte Chartres pour rejoindre Paris. Quand Tony a été tué, j’ai appelé Olivier Cachin pour lui proposer un portrait dans l’Affiche. J’avais déjà participé pour eux à un supplément sur l’Acid Jazz car j’étais à l’époque assez implantée dans la scène anglaise. Olivier sait déjà comment je bosse et accepte. J’ai 23 ans et je finis par être recrutée à l’Affiche, puis je suis amenée à remplacer la rédactrice en chef adjointe pendant son congé de maternité. Je bosse beaucoup avec Olivier pendant trois ans même si c’est un peu l’arnaque financièrement entre les salaires, les droits d’auteur… Pour m’en sortir, j’avais fait au Herald Tribune, où je bossais à la documentation, le même coup que j’avais fait à RFI. Je ne sais plus trop pourquoi, mais on se fâche avec l’Affiche. En 1997, il y a World, un magazine de musiques du monde qui se monte et m’appelle pour être l’assistante du rédacteur en chef. C’était hyper intéressant de découvrir d’autres types de musiques, voir d’autres pays et d’autres réalités. Ce magazine faisait partie du groupe de Groove, donc lorsque World a fermé, j’y ai été transférée. Seulement, la presse spécialisée commençait à me gaver. Le format fait que l’on traite surtout de l’actualité discographique des artistes. Il n’y a pas vraiment de la place pour du reportage, des enquêtes, je commence à trouver ça routinier. Je trouve aussi qu’on a du mal à prendre de la distance vis à vis des maisons de disques, des artistes. Un exemple : à New York, en 2000, Bad Boy nous impose de ne poser que certaines questions, je leur dis : « Impossible, je suis journaliste, ce n’est pas à vous de choisir mes questions. » Ils ne sont pas contents. Ce sont eux qui paient le billet pour te faire venir à New York, donc ils estiment que si ils paient, ils achètent aussi ton sens critique. Quand tu appartiens à un journal comme Libération ou Le Monde, ils ne peuvent pas te tenir ce genre de discours, car c’est eux qui se mettent en quatre pour avoir un article dans tes pages.

Comment tu te retrouves dans la presse généraliste ?
C’est l’époque où le piratage et les copies CD arrivent en France. Sept ans après mon embrouille avec Snoop, je me retrouve à l’écoute du premier album de Faf Larage. Olivier Cachin se fait embrouiller par son manager car, si mes souvenirs sont bons, il a filé son pré cd à Jean-Pierre Seck, qui avait diffusé un ou deux titres sur Générations. Et là, je vois un journaliste de Libé en train de prendre des notes. Alors je suis allée lui demander s’il y aurait un article le lendemain dans Libé sur « les mecs du rap qui embrouillent les médias »… Le journaliste me répond que non et me demande qui je suis. « Juste une journaliste de merde pour un magazine de rap. » Ce journaliste, c’était Laurent Rigoulet, aujourd’hui à Télérama. Il venait de sortir un supplément sur le rap pour Libération avec un copain avec qui j’ai bossé pour Le Jour, David Dufresne (c’est lui qui a écrit le premier bouquin sur le rap en France,  Yo! Révolution rap en 1991). Je lui dis que ce supplément est pas mal, mais que je trouve un article sur les coups de pression dans les maisons de disque pourri. Pour moi, les gens qui témoignent sans donner leurs noms et qui colportent des rumeurs, je trouve ça choquant. Il me propose d’écrire à Libé, je lui réponds : « Hors de question. » Puis, il me laisse son numéro et au bout de quelques semaines, je l’appelle.

Tu es réticente avant d’accepter de bosser pour Libération ?
Avant d’accepter de travailler pour Libé, je lui dis que j’ai plusieurs conditions : pas un article ne part en publication sans que j’aie vérifié son titre et son contenu. S’il y a des changements à faire, je comprends, mais je veux les voir. Je ne me retrouve pas face à un rappeur en disant que ce n’est pas moi qui ai écrit ce qu’il me reproche. J’ai toujours affronté ceux qui n’étaient pas contents, j’assume tout ce que j’écris. Si je n’aime pas un disque, je veux argumenter, dire pourquoi, c’est mon métier de critiquer et ils ont le droit de critiquer le mien. Enfin, je fais les sujets que je propose : je veux la maîtrise de ma matière, de mes contacts… Laurent me dit ok et me demande pourquoi je suis autant méfiante envers Libération. Je lui explique et il devient tout rouge. C’est lui qui avait écrit le fameux papier sur Snoop. Il m’a alors dit qu’il avait juste rapporté les propos de la manageuse, la femme de Suge Knight à l’époque, qui avait juste assisté à la fin de l’interview quand je me suis fâchée avec Snoop. Il me demande pourquoi je ne l’ai pas appelé pour l’engueuler. Je lui explique que Tony était mort, que la tristesse l’avait emporté sur la colère. Je pense que ça l’a touché… Au final, il est resté un ou deux ans à Libé et m’a beaucoup protégée. Intellectuellement, à Libé, tu es stimulée : les comités de rédactions et les discussions à la cafet’, c’était quelque chose. Après, il y a comme partout des gens qui sont décalés, qui restent accrochés à leur bureau, qui se font des idées sur le monde qui les entoure sans jamais mettre un doigt de pied dehors. Des pontes de la rédaction qui t’expliquent qu’il n’y pas d’intellectualité en banlieue, que la photo d’un jeune avec une capuche c’est suffisant pour illustrer une bande ou d’autres qui me reprochent d’être trop en empathie avec « ces petits cons qui dégueulassent leurs immeubles. »

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Et tu restes plus de 10 ans en tant que pigiste ?
Pendant 12 ans, oui. À Libération, j’écrivais pour le service société et pour la culture. La précarité du métier, je la connais depuis le début. J’ai eu un seul CDI dans ma vie, à World et à Groove. Ça s’est terminé à Libération avec la mort de DJ Medhi. Ce soir-là, la nouvelle direction a attendu que je sois partie du journal pour changer le titre de la nécrologie. Le lendemain matin, j’ouvre le journal, ils avaient titré « DJ Medhi, DJ maudit »… C’était horrible, pour un jeu de mot, pour un bon mot, Libé était prêt à salir la mémoire d’un jeune mec de 35 ans… Tu imagines la famille, les amis, tous les gens du hip-hop… Je ne fais pas ce métier pour ça, pour ajouter du malheur au malheur. Je n’ai pas pu aller à son enterrement… Je me suis sentie responsable, j’aurais dû rester au journal jusqu’à minuit, les empêcher de mettre ce titre. Une des personnes qui m’a le plus soutenu, à ce moment-là, c’est Solaar. Je l’avais interviewé la veille, il avait entendu parler de l’accident de Mehdi, et m’avait appelé tout de suite. Il est venu me retrouver dans un bar avec des copains. On avait tous perdu quelqu’un qu’on aimait beaucoup ce jour-là, qui faisait beaucoup de bien au hip-hop et au monde de la musique en général. Il est vraiment cool Claude, parce que je ne l’ai pas toujours été avec lui.

Du coup, je n’ai plus eu de scrupules, j’ai collé un procès aux Prud’hommes à Libé, pour les 12 ans de non-respect du droit du travail. Au lieu de régulariser ma situation, la direction me faisait des CDD « pour surcharge de travail » en période d’élection ou lorsqu’il y avait des émeutes en banlieue. Ça en dit long sur la considération que les patrons de presse ont des quartiers populaires et des problématiques qui en découlaient. C’est triste mais même pour un sujet aussi important que celui-là en 2006- 2007, il n’avait pas de journaliste dédié, juste moi, pigiste, parce que j’écrivais sur le rap et donc pour caricaturer je savais parler « aux sauvages ». Et ce n’est pas les seuls, il y a une vraie coupure entre les médias parisiens et les quartiers depuis presque toujours. Ça dure encore. Dans « mon malheur » si on peut dire, j’ai eu de la chance, lorsque j’ai quitté Libé, le nouveau chef du service culture au Monde m’a appellé pour me proposer de les rejoindre. Leur pigiste musique électronique partait pour Télérama. J’ai dit oui tout de suite, en novembre 2011, et j’y suis encore aujourd’hui – en pigiste, bien sûr. En musique au Monde, il n’y a qu’un journaliste musiques permanent, celui qui s’occupe du jazz et de la chanson. Celle de la musique classique est rattachée à la rubrique scène. Toutes les autres signatures sont pigistes. Après tout ce temps, j’aurais aimé être la première journaliste hip-hop en CDI sur le print dans un quotidien mais ça n’arrivera pas. Le métier de journaliste musical s’est considérablement précarisé. Je crois que Marie Poussel, elle, a été embauchée au Parisien sur le Web, et à Libé, je n’ai pas été remplacée, tout le monde écrit un peu sur le hip-hop. Au Figaro, je ne pense pas que ce soit leur priorité…

 

Je me suis souvent dit : « J’arrête d’écrire sur le rap à 40 ans »

 

Pourtant c’est la musique la plus écoutée en 2017… Comment tu expliques que la presse ne s’y intéresse pas plus ?
On ne peut pas dire que la presse ne s’y intéresse pas. Depuis cinq-six ans, l’actualité du rap est suivie par l’ensemble des médias, mais il reste quelques vieux réflexes, qui j’espère vont disparaître. Beaucoup de journalistes considèrent encore le rap comme une sous-musique. Il faut que les enfants, les petits frères des élites écoutent pour s’intéresser à certains groupes… C’est l’exemple de PNL. Ils ont bénéficié d’une couverture médiatique exceptionnelle parce que ça plait à ces personnes-là. Le rap n’est pas encore vu comme une musique à part entière, il y a encore une sorte de mépris ou au contraire de fascination de l’élite pour ce qui vient d’en bas. C’est une musique qui est tout le temps attaquée, donc on passe notre temps à la défendre. Du coup, on me prend pour une militante et on me dit que j’ai trop d’empathie. Alors que les mecs du rap me trouvent trop dure. Et puis il y a aussi des gens qui n’aiment pas ça tout simplement sans être cette fois-ci méprisant. J’en connais au journal qui ne comprennent pas, ne trouvent pas ça mélodieux, trouvent la rythmique agressive, leur rejet est presque épidermique. Je les comprends, j’ai la même réaction sur le métal. Je crois que la phrase que j’ai entendu le plus dans ma vie, c’est : « Mais t’aimes vraiment ça ? »

Tu es un acteur du rap depuis longtemps. Pourquoi, à la manière d’autres comme Olivier Cachin, tu ne t’es pas plus mise en avant ?
Je me vois plus comme une observatrice. C’est de ma faute si on me voit moins qu’Olivier. On me propose souvent d’intervenir en télé à l’occasion d’un décès d’artiste (Amy Winehouse, Prince), de parler de phénomène comme PNL... mais je décline très souvent les invitations. J’estime que parler à la télé, c’est un métier. J’essaie le plus possible de rester anonyme, je ne suis pas assez cabotine pour la télé. Parfois je me dis tu devrais le faire, pour qu’il y ait une femme qui parle hip-hop à la télé, mais je n’aime vraiment pas ça, je préfère rester derrière la caméra. Olivier le fait très bien, lui. Je trouve ça aussi dangereux cette médiatisation des journalistes. Dans les écoles de journalisme, en tous cas dans celle où j’ai récemment assisté à des cours d’anglais, on apprend aujourd’hui aux élèves à être « commercial aware ». C’est tellement loin de ce j’ai appris. Nous sommes censés être le miroir de la société, nous sommes là pour rapporter la voix de ceux qu’on n’entend pas, pas pour prendre leur place. Aujourd’hui, j’ai l’impression que les journalistes télé n’interviewent plus que des journalistes de presse écrite. Dans le miroir, on ne voit plus que des journalistes. Allons donc voir les vrais acteurs de cette culture, plutôt.

Et puis, je suis bien derrière ma caméra, j’ai la chance de travailler pour Tracks, l’émission musicale d’Arte. J’aime beaucoup leur traitement, les redacs chefs sont des vrais punks, têtus, pointus. Ils vont toujours chercher le truc que tout le monde a loupé. Ça fait 15 ans que je suis journaliste et réalisatrice pour eux, et je continue à vendre mes sujets comme si c’était le premier. J’ai travaillé pour quelques émissions, pour des recherches documentaires notamment pour un 2×52 sur une famille somalienne, Citoyens ou Étrangers, ou j’étais co-auteur, diffusé sur Arte et Radio Canada. La télé comme ça, j’aime bien mais elle tend aussi à disparaître.

Est-ce que tu penses que dans le rap comme dans la presse il y a un âge pour se retirer et ne pas devenir ringard ?
Je me suis souvent dit : « J’arrête d’écrire sur le rap à 40 ans. » Ça fait cinq ans que je tire sur la corde, je suis comme les rappeurs, j’ai du mal à décrocher. Parce que cette musique me plaît toujours autant, même si je râle beaucoup, je continue à y trouver mon compte. Mais en fait, je ne vois pas pourquoi j’arrêterai, beaucoup de mes collègues spécialisés sur le rock, le jazz, les musiques africaines ou lusophohones écrivent toujours sur ces musiques à plus de 60 ans. Moi j’ai toujours l’impression d’avoir 25 ans, dans ma tête. Je ne pense pas d’ailleurs que les rappeurs doivent se retirer après un certain âge. Libres à eux de se réinventer et de faire progresser leur musique. Les Sages Po l’ont démontré, il n’y a pas longtemps, Oxmo Puccino y arrive très bien, Hamé et Ekoué de la Rumeur traduisent au cinéma ce qu’ils font dans leur rap. Jay-Z, Kanye West continuent à sortir des disques intéressants. Ce qui serait grave, c’est de continuer sans se remettre en question, sans s’arrêter et réfléchir. En ce qui me concerne, j’essaie de prendre un peu de recul, et là, maintenant, j’ai très envie de transmettre ce que j’ai appris.

Retrouvez tous les articles de Stéphanie Binet pour Libération ici, et ceux pour Le Monde .

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