Le Rat Luciano, retour vers le ‘No Future’

jeudi 16 juillet 2015, par Yassine Ghanimi. .

Les clichés s’égrènent quand on parle de Marseille. L’OM, le Vieux-Port, Notre-Dame et… le hip-hop, culture dont les acteurs pullulent en ex-Phocée. Parmi eux, un homme de l’ombre, de la race des « rappeurs les moins connus des rappeurs reconnus » figure. Son nom ? Le Rat Luciano. En l’espace de deux décennies, l’ex-membre de la Fonky Family a su construire sa réputation, au point de faire l’unanimité parmi ses pairs et bien au-delà des seules frontières hexagonales. Retour sur le parcours d’une humble mais non moins réelle légende vivante du rap français.

Update 25/04/2017 : Le Rat Luciano sera avec Don Choa, Sat et l’ensemble de la Fonky Family sur scène à Marseille le 23 juin 2017, à l’occasion du festival Marsatac où le groupe se réunit exceptionnellement.

Juin 2015. Dans un parking souterrain de la cité phocéenne, Bang Bang et Jocker, deux rappeurs marseillais, tournent le clip de « Laisse Aller ». Le morceau déroule un beat trap somme toute classique, où l’on ne s’attend pas à grand chose, jusqu’à ce que surgisse de l’ombre un invité au faciès improbable. La voix souffre d’un effet vocodeur, on peine à le reconnaître. Il faut se rendre à l’évidence : il s’agit bien du Rat Luciano. Si le track ne convainc pas, il ferait presque naître une lueur d’espoir. Le Rat sortirait-il de son terrier pour préparer son grand retour ? Dur à savoir, tant l’homme aime à cultiver le secret.

Car à bientôt 40 ans, Christophe Carmona, de son vrai nom, est un monument vivant. Un roi sans couronne comme dirait Nessbeal. Loin du strass et des paillettes, celui qui aurait pu finir derrière les barreaux a préféré dealer du son comme on vend des kilos et faire « saigner le stylo » avec une franchise inégalée. Près d’un quart de siècle après ses débuts, celui qui clamait pouvoir « tout quitter dans la minute même » a su forger sa réputation, au point d’être régulièrement cité parmi les meilleurs – sinon le meilleur d’entre tous. Retour sur le parcours d’un authentique mec de la zone, devenu un des parrains indéboulonnables du rap français.

Les années BWZ

Le Rat a tout vu « en traînant là où les grands traînent ». Né il y a 39 ans de parents espagnol et martiniquais, Christophe Carmona a grandit dans le quartier du Panier, au cœur de Marseille. Dès ses jeunes années, il a fait de la rue son terrain de jeu favori. Ayant « tout appris sur les manières » et « le manège », sa cave devient rapidement la caverne d’Ali Baba des « vélos et cyclos volés en tous genre ». « Tout se retrouvait chez moi » confesse-t-il. Très vite, le jeu se transforme en « vice » : se définissant comme un « con de voleur », il multiplie les coups dangereux, non pas tant pour le « besoin », sauf « peut-être le besoin de se prouver ». Cet amour du risque, il le cultive jusqu’au jour où, ironie du sort, pris la main dans le sac par une professeur de musique, le jeu s’arrête. Il quitte l’école et se retrouve confiné dans un centre de repris de justice pour mineur. Malgré ses frasques il développe, en parallèle, un réel attrait pour le son.

Comme beaucoup de jeunes de sa génération, il prend de plein fouet la déferlante rap qui s’affiche dans plusieurs médias, à travers IAM, NTM ou RapLine d’Olivier Cachin. Il trouve là un moyen d’expression collant à sa fougue. En parallèle du centre de repris de justice, il côtoie un centre culturel. En 1991, le centre internationale de poésie de Marseille (CIPM), situé dans le Panier, organise un atelier d’écriture avec les jeunes du quartier. Un recueil est publié, auquel il participe. L’année suivante, l’opération est réitérée, avec un nouveau recueil, de textes de rap, intitulé : « Une saison au Panier II. Spécial Rap. » On retrouve le jeune Christophe, avec en prime des photos du BWZ (Black and White Zoulous), le premier groupe qu’il partage avec Mohamed Ali (Menzo) et Fel, futurs membres de la FF.

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Le BWZ et le CIPM vont collaborer, lui permettant de scander ses premiers mots dans ses locaux. Peu à peu, celui qu’on nomme ‘Vikings’ ou ‘Don Carmon’ se voit attribuer un nouveau nom de scène, qui construira sa légende : le Rat Luciano. DJ Djel, un de ses proches, se souvient : « Quand je l’ai connu, il avait une pochette où il y avait de tout. Y’avait à fumer, à manger, un stylo, un bout de papier, une boîte de thon, un bout de pain… on l’appelait le rat pour ça, parce que là où il s’asseyait, il pouvait écrire des textes, s’endormir, se relever, écrire, manger un bout, s’endormir… » 

Du Café Julien aux Zéniths : le succès avec la Fonky Family

Le 3 décembre 1994, le groupe suisse Sens unik se produit dans une petite salle au nord de la cité phocéenne. Les organisateurs cherchent quelqu’un pour assurer la première partie du concert. Pone et DJ Djel ont donc l’idée de mettre relation Le Rat Luciano et Menzo (de BWZ) avec Sat et Don Choa (du groupe Le Rythme & La Rime). Ils s’unissent pour l’occasion et cherchent, en urgence, un nom à inscrire sur les affiches. Le Rat propose la Fonky Family. Le nom est acté. Le groupe naît et interprète, sur scène, son tout premier morceau : « On pète les plombs ». Il fait ensuite ses gammes en allant régulièrement jouer au Café Julien, une petite scène locale. La FF jouit peu à peu d’une renommée qui arrive jusqu’aux oreilles d’Akhenaton, qui les rencontre avec une idée en tête. DJ Djel se remémore : « Akhenaton préparait son album solo. Là, il nous propose d’être le seul groupe en featuring dessus. On a réalisé qu’il se passait un truc fort. Qu’une plume comme lui nous propose ça, c’était énorme. » En 1995, Métèque et Mat, le premier solo du leader d’IAM, sort. Chose promise chose due, on retrouve un featuring avec la FF sur « Bad Boy de Marseille ». Le morceau devient culte dès sa sortie et offre une vitrine sans équivalent à la FF. Pour l’occasion, un clip est tourné à New York : il met en scène un règlement de compte entre mafieux et des courses poursuites avec la police, façon Starsky & Hutch. Le morceau saisit l’essence de son époque, avec un AKH au sommet de son art et un Rat Luciano, plus vrai que nature, menottes aux mains, boxant sèchement avec les mots : « Dans ma ville y’a rien, pourtant elle est grande / Dès 90 sous contrebande / Façon Luciano dans la légende… »

Le groupe change de dimension : esprit de clan, franc-parler et flow ciselé sur des beats funky contaminent les quatre coins de l’hexagone. Mixtapes et featuring se multiplient. ‘Luch’ ou ‘Lucianouzi’ (autres surnoms qu’on lui prête) retrouve AKH le temps d’un couplet fleuve sur le désormais classique « Rien à perdre ». Le rap français ne subit pas encore le diktat de la punchline, pourtant certaines lignes crachées par Le Rat finissent d’asseoir sa légende… et celle de la FF. Le crew sort trois albums durant près d’une décennie : Si Dieu veut (1998, double disque d’or), Art de Rue (2001, disque de platine) et Marginale Musique (2006, disque d’or). Les succès et les tournées s’enchaînent à vitesse grand V, en France et dans plusieurs pays francophones (Suisse, Belgique, Canada). Il devient un acteur incontournable de la scène marseillaise et française. Pour Luciano, le changement s’avère foudroyant. La fin des années 90 voit une nouvelle génération rugir, celle de La Cliqua, d’Arsenik ou de Time Bomb. Un brin nostalgique, il se remémore « une période inoubliable, l’âge d’or de la solidarité » entre rappeurs.

« Trop sincère pour être numéro un »

À la courte euphorie succède une période plus creuse. « L’âge d’or » semblant révolu, la fraîcheur et la spontanéité qui émanent de certains groupes et collectifs s’enrayent, paradoxalement à mesure que le rap se structure et gagne en légitimité dans le business musical. Le biff entre en jeu, avec son lot d’imprévus. Le Rat a pourtant prévenu des rançons du succès, déjà, dans « Art de Rue » : « Le rap c’est bon quand tu fais ça par amour / Mais pas quand y’a beaucoup de fric en jeu / On s’en rend compte qu’une fois coincé dans le cercle vicieux… » Changement d’époque, changement de ton : l’ère du ‘Rap Game’, qui débute, sonne le glas de la FF. Le groupe se sépare en 2007. Les raisons ? Frictions internes, problèmes d’ego, de timing… et une cohésion qui s’effrite après la sortie du dernier album, Marginale Musique, début 2006 : « C’est moi, j’ai décidé d’arrêter la tournée, c’était trop compliqué avoue-t-ilJ’allais en concert, j’avais pas le cœur. Même la manière dont on a fabriqué l’album… l’ambiance était lourde. On aurait dit un album de featuring. Il n’y avait pas l’osmose. »

Dès lors, chacun mène sa propre barque : certains se retirent ou disparaissent du paysage musical (Menzo, Pone). Lui ne change rien, ou presque. Avec ou sans succès, il garde la même ligne de conduite : se faire discret mais accessible. Il reste chez lui au Panier « pour retrouver la grinta ». Il continue de composer ses musiques, d’écrire ses textes, en multipliant un grand nombre de featuring au fil des années, qu’il ne refuse jamais, tant à des rappeurs confirmés qu’à ceux plongés dans l’anonymat. Un élan de générosité rare, voir inédit, dans un univers où règne un esprit de compétition et une concurrence acharnée, qu’il semble avoir érigé en principe et qu’il explique de la manière suivante : « J’aurai pu refuser beaucoup de choses pour justement garder ce côté ‘on arrive pas à l’avoir’. Mais je me suis juste mis à la place de la personne, je me suis dit ‘imagine-toi, si c’était toi, quand tu étais gosse, que tu demandais un featuring à quelqu’un… et qu’il te refusait’. Alors je me suis dit : je vais les faire. Tous les faire. Et peu importe si ça joue sur mon image, ça joue sur ce que tu veux : le vrai moment que je passe avec les gens, avec qui je le fais, celui-là, on ne peut pas l’acheter. La richesse elle est là aussi, dans l’échange humain... »

Jamais dans la tendance mais toujours dans la bonne direction, il reste au fil du temps respecté pour son parcours, son humilité, son accessibilité : « Il a une dimension spéciale mais il reste proche des gens… » résume Bouga. Timide et sincère, celui qui a très tôt « refusé le côté show business » se dit « gêné » par cette reconnaissance qu’on lui porte. Elle ne colle pas au personnage. En retrait mais présent, il est ce qu’il fait. Le travail avant l’homme, tel est son créneau. Sa nature « pas trop lèche vitrine, pas trop boîte, fashion victime » en fait un personnage atypique, à mille lieues des codes dominants du ‘rap jeu’. 

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Car celui qui « pue la vie de rue » cultive aussi un état d’esprit ‘No Future’. L’argent amassé au fil des succès avec la FF ? « Dilapidé » répond-il sobrement, quand on lui pose la question. Il ajoute : « C’est pas tout le monde pareil. Y’en a qui gère mieux. Moi j’ai vécu avec comme je devais vivre avec. Je n’ai jamais pensé spécialement à mettre de côté. » Se sentant parfois ‘traqué’, il voit haine, jalousie, fausses rumeurs, se répandre. Avec le recul, il résume le fond de sa pensée, avec une lucidité détonante : « Ce côté ne pas avoir beaucoup… ça te permets de garder les pieds sur terre. En toute sincérité ? Ça fait de toi quelqu’un. C’est dur de se le dire dans le monde dans lequel on vit, mais vaut mieux en avoir peu… »

Il baigne donc dans ce dur métier, une passion devenue, sans le vouloir, son gagne-pain. Souvent cité parmi les meilleurs, lui répond être trop sincère pour être numéro un. Lorsque le magazine Street Live vient pour l’interviewer chez lui, au Panier, il défend coûte que coûte ce souci d’authenticité, sans plan de carrière sous le bras : « Laisse-moi faire ma musique, être vrai dans ma musique… après le reste, ça suit ou ça suit pas, je m’en bats les couilles », tranche-t-il, sans l’ombre d’un doute.

Mode de vie béton style, un Mobb Deep à la française

Entre chaque albums, les membres de la FF laissent place à des projets personnels. Le Rat est le premier à dégainer. Le 31 octobre 2000, il sort son seul et unique album solo à ce jour, qu’il nomme Mode de vie… Béton Style. « Un titre trop compliqué » note-t-il aujourd’hui. Pourtant, ce chef d’œuvre est au rap français ce qu’a pu être The Infamous de Mobb Deep pour le rap américain, au moment de sa sortie : une gifle auditive qui ne laisse pas indifférent. Enregistré dans l’urgence, il montre toute l’étendue de son talent d’écriture et d’interprétation : se voulant réaliste, il distille ses textes avec un phrasé accrocheur et un style inimitable, reconnaissable entre tous. Son ami, le rappeur Kalash L’Afro, affirme d’ailleurs à ce sujet : « Il peut te rapper deux ou trois mots, n’importe quel rappeur il va les rapper, ça va pas sortir bien… mais si ça sort de sa bouche à lui, ça va tuer. » L’album déploie un univers à la fois dur et tendre, calme et fougueux, intime et observateur, d’une rare authenticité. Concoctées par Pone (compositeur de la FF) et lui-même, les ambiances sonores puisant dans les années 80′ se déploient sous une voix désormais rouillée par la fumette et les désillusions. Sans emphase, il clame sur un sample de Billy Cobham : « L’espoir rend triste, seul le réalisme compte. » Entre moments de lucidité poignante et noirceur assumée, il s’interroge sur sa manière de vivre et celle des siens, ou la vulnérabilité de tout un chacun avec une punchline dont il a le secret : « Faut 9 mois pour faire un homme / Et un jour pour le tuer. » Partant de ce constat, il rappelle sa mission première : « J’écris la naissance et la mort de chaque sentiment / Recueille mes dernières confidences avant mon enterrement. » La notoriété ne lui a pas fait oublier son milieu d’origine, prenant l’auditeur à témoin : « T’inquiète je connais ma classe. » Avant de scander : « La vie d’artiste, ça me les casse / J’voulais devenir ouvreur de coffre ou prince de cash. » Et de conclure : « Chacun possède une vie différente / Mais je crois que tous cherchent en vain le bonheur. »

Tendance ‘No Future’, lutte des classes et empreinte directe avec le parfum du bitume, font de ce disque une grande réussite. Pourtant, 15 ans après sa sortie, Le Rat semble émettre certains regrets à propos de cette parenthèse en solo. Il dit n’avoir ressenti le « plaisir » et « une certaine maturité » dans les propos que lors du « dernier jour de studio, au moment d’enregistrer les trois derniers morceaux de l’album ». Des avis tranchés ? Pour Akhenaton, qui porte son compère en affection, son « album n’est pas à la hauteur de son talent ». Le public, lui, ne s’y trompe pas : en dépit d’un relais médiatique relativement faible, l’album est à sa sortie un énorme succès (près de 220 000 exemplaires écoulés à ce jour) devenant un classique du rap français.

L’éternel retour : un second album en préparation ?

Depuis quelques années, une rumeur persistante serait à l’ordre du jour : Le Rat préparerait la sortie d’un second opus. Bien qu’il n’existe, à ce jour, aucune confirmation officielle à ce propos (hormis une affiche sur la page Facebook qui lui est consacré), quelques signaux semblent annoncer un retour prochain. Lors d’une interview datant de 2010, il affirme « être rentré en studio », enfin. « Je voulais reposer [les morceaux que j’avais], mais en même temps, je me suis dit, ‘putain il me faut de la matière’ : alors j’ai commencé à écrire. J’ai pas cherché à comprendre, j’ai fait que des couplets. Ensuite, j’ai commencé à essayer d’en faire des morceaux… »

En attendant, on peut (ré)écouter une double mixtape concoctée par DJ Djel (Quartier attitude volume 1 et 2, sortie de 2010) qui retrace ses nombreux passages discographiques passés, en plus de quelques inédits. Sans oublier des morceaux plus récents, qui offrent une large palette d’un savoir-faire accumulé tout au long des années. Tantôt avec la hargne des débuts (« Vis tes rêves » featuring Lacrim, 2012 ; « Espérer » feat La Fouine, 2012), tantôt dans un registre plus classique (« Éternelles réflexions » feat Sultano, 2013) parfois avec un flow surprenant (« Réflexion » avec l’ex Lunatic Ali, 2015) ou des prises de risques déroutantes comme… l’utilisation du vocodeur.

Dans un univers où quelques années de silences paraissent une éternité, Luciano peut toujours s’inspirer des retours gagnants, à l’image de Lino. Il ne reste plus qu’à prendre son mal en patience et à rester « tous soudés » derrière celui qui affirmait : « Le rap est ma prison / Et seul la mort peut m’en faire sortir à présent. »

Rendez-vous est pris, Luch’. Tous seront là si tu en sors un jour.

Sources principales : Street Live Mag #5, 2008 ; Cd/Dvd Ghetto sud volume 2, 2010

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