Joey Starr, le nouvel ancien

mercredi 3 février 2016, par Olivier Cheravola. .

Quand il n’est pas occupé à clasher son ancien manager ou à poster des mèmes sur Instagram, Joey Starr joue la comédie et continue de rapper. En compagnie de Natty, son sparring partner de scène, il a monté le projet Caribbean Dandee qui se veut ludique et taillé pour la scène. Pour autant, qu’a donc encore à nous dire le taulier d’NTM ? Lors de son passage aux Nuits Zébrées de Radio Nova, on est allés voir si le jaguar rugissait toujours.

Il y a vingt ans. L’automne des émeutes en banlieue. À l’époque, on ne parlait pas encore d’Islam. Les voitures et les commissariats cramaient à n’en plus finir. Joey Starr rappait « Qu’est ce qu’on attend pour foutre le feu » et inventait au passage une silhouette : un trentenaire en veste Helly Hansen et lunettes de ski en pleine possession de ses moyens ; une énergie faite de brutalité et de débordements contrôlés. Joey Starr ne repoussait pas les limites : il imaginait une nouvelle façon de dire, de contester. Si il enregistre alors un 9 sur l’échelle de Richter du rap mitterando-chiraquien, c’est grâce aux coups de gueule des premières années de sa sismique discographie.

Ce n’est pas son discours qui fascine – on peut toujours se dire qu’il est daté –, c’est son attitude. Or l’attitude, ça ne s’auto-tune pas. À bientôt 50 ans, Joey aurait l’âge de faire profil bas. On entend dire de lui, sur le ton désolé qu’on prend pour énoncer des vérités qui blessent, qu’il « refuse de vieillir », que c’est « triste » et qu’il faut « savoir renoncer ». Ce qu’on ne demandera jamais ni à Jay Z, ni à Dr Dre, on l’exige de Joey Starr. Dans son récent documentaire, Adult Rappers, Paul Iannacchino Jr pose cette question simple : « C’est quoi vieillir dans le rap ? » On n’aura pas le temps de tenter la réciproque avec Didier Morville. Quand on arrive dans les loges du Transbordeur, avant son passage sur scène aux Nuits Zébrées de Radio Nova, le jaguar semble contrarié. Affichant lunettes de soleil et t-shirt « Dead Sea » il nous accueille avec amour. « T’es journaliste ? Bon, bah tu poses ton cul là, j’ai pas la soirée. » Lancée comme un rituel d’intronisation, plus qu’une réelle intimidation, la pique a le mérite d’être claire : on ne sera pas là pour poser la moquette.

D’effusions en éruptions, de succès discographiques en tonitruantes sorties de route, le volcan Joey Starr a secoué la France jusqu’à se tailler une place à part dans le cercle des personnalités médiatiques. Pour le meilleur comme pour le pire. L’un des seuls rappeurs à se revendiquer d’une gauche antilibérale, à défendre Besancenot, à vanter de ses origines populaires, tout en finissant par être invité à  dîner à l’Elysée. Ne reculant plus devant le paradoxe, le fer de lance du groupe qui rappait « Allons à L’Elysée brûler les vieux et les vieilles » échoue dans les petits papiers de François Hollande. De quoi faire pâlir JCVD en terme de grand écart. Si bien qu’on se demande si du Mont Morville coule encore de la lave. Et à y regarder de plus pres, il se pourrait bien qu’au final Joey Starr penche désormais plus du côté de l’Auvergne et ses volcans éteints, que du Vésuve.

Provoquer l’accident

Cette aura de rebelle, savamment cultivée – « à l’instinct » diront ses fans –, lui vaut un public fidèle. Mais aussi une première place dans un sondage de 2013 qui fait de lui la personnalité que les Français souhaiteraient le moins avoir comme voisin. Dans une interview qu’il accorde à So Foot, Joey Starr assume l’étrangeté de sa position sur ce podium. « Je me suis retrouvé coincé entre Dieudonné et Le Pen. Dans ces moments-là, j’appelle ma mère et elle me dit : ‘Oui mais quand même…’ – ‘Mais non, maman, c’est ça le projet !’ Le capital sympathie je m’en fous. »

Quand on pratique l’autodestruction avec une telle constance, durer ne va pas de soi. Difficile, en effet, de se renouveler. Rien d’étonnant en interview à le voir retrouver ses chevaux de bataille : la politique, la musique. En la matière, Joey Starr a beau tenter de s’intéresser à autre chose, c’est presque naturellement qu’il en revient à son panthéon personnel : KRS One, Bob Marley et Public Enemy. « Chuck D disait que le rap était le CNN du ghetto », déclare-t-il quand on lui parle du rôle du MC. Et le rap actuel serait donc plus proche de BFMTV ? « Avec l’odeur en plus. Le petit fumet de pisse en bas des boîtes aux lettres. C’est de la posture. Ce qui est le plus commercial en France c’est le gangsta rap. Entre le prisme des médias et la lecture que font les jeunes qui matent ce genre de clip en fantasmant une vie, tu vois l’interprétation qui a été faite au fil des années. Selon moi il y a une génération qui a pris la musique par la mauvaise lorgnette, et qui pense que la musique s’écoute dans un hall, ou sur un téléphone. »

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S’il regrette l’individualisme et le manque d’engagement dans le rap actuel, son dernier album, Carribean Dandee, en duo avec Natty, affiche pourtant une couleur ludique. Instrus louchant vers le dubstep, samples grand public, imagerie vaudou caribéenne et, surtout, une envie de cramer les planches plus qu’évidente. « On a fait un album expressément taillé pour le live. On voulait que ça ressemble à ce qu’on fait toute l’année en sound system. On est forcément dans le sillage de B.O.S.S. parce ce que ça a été quelque chose de fort. J’avais un autre rapport que Kool Shen avec les DJs, je partais faire des sound system avec eux. Passer de NTM à B.O.S.S a été la continuité, mais le délire Caribean Dandee, c’est à part. Là, je fais ce que j’ai envie de voir en live, à savoir un vrai show. Et pas un mec qui fait des allers retours Paris-Strasbourg d’un côté à l’autre de la scène avec un DJ planté comme un piquet. On est des challengers, on vient provoquer et chercher l’accident. » Et si il y a bien un heureux accident de parcours dans la carrière de Joey, c’est le titre « Ma Benz », le tube reggaeisant qui leur ouvre à nouveau les portes des radios nationales, rééditant l’exploit de « La fièvre ». « C’est un morceau que j’ai fait avec Spank de B.O.S.S. et qu’on était censés vendre à des rastas qui s’appelaient RMI. À l’époque, j’hébergeais Kossity chez moi et quand je fait écouter l’instru à Shen par hasard, il me dit : ‘T’es un grand malade ! C’est exactement ce qu’il nous manque sur l’album.’ J’ai visualisé les rastas d’un coté, Kool Shen de l’autre. Je me suis dit que j’allais le faire avec Shen, je préférais sa coupe de cheveux. »

« On a la musique qu’on mérite »

À entendre Joey parler de son parcours, rien ne serait calculé. Jusqu’à cet énième album en duo avec son protégé Natty. Caribean Dandee sort le 4 décembre 2015, le même jour que ceux de Booba, Rohff, Jul et Nekfeu. Il aura du mal à se frayer une place dans le peloton, en cumulant 3 300 ventes la première semaine, là où le plus peroxydé des rappeurs phocéens caracole en pole position, la mèche au vent, avec plus de 66 000 ventes. Dans une époque où le rap est clairement devenu la nouvelle pop, la frontière avec variété n’a jamais été aussi poreuse. Joey Starr n’en joue pas pour autant les Donald Trump effarouchés. « Les lignes ont complètement bougé. J’ai des bouches à nourrir aussi. C’est bien que je me fasse plaisir mais faut que ça suive. Je parle pas de concession, mais de meilleure lecture d’après moi. Après il y a une chose que je fais et qui n’a pas bougé, c’est la manière dont je monte sur scène. Mon métier à moi c’est d’officier sur les planches, ça commence à ce moment-là. Vendre des disques, à l’heure actuelle je m’en bats les reins. Si je suis encore debout, c’est que contrairement à ce que pensent certaines personnes, je ne suis pas devenu une speakerine. »

Pour cause, s’il a désormais perdu sa place dans l’épicentre du rap du rap hexagonal, celui qui est devenu désormais une des « gueules » du cinéma français n’a jamais été le dernier à venir faire trembler les plateaux télés. De quoi provoquer des confusions. « La dernière fois, un minot sur Instagram commentait en disant que j’étais plus commercial que Maître Gims. C’est chaud quand même. Je me disais en lisant ça, que j’aimerais bien être dans son corps pour comprendre ce qui lui fait dire ça, ce qu’il a pu voir de moi. Tout est faussé au final. Et puis, avec le temps j’ai appris que le commercial, ça ne veut plus rien dire. Comme la variété. Je considère qu’un morceau comme ‘Sun is Shining’ c’est de la variété caribéenne en fait. »

Malgré ses faibles ventes et des parti pris artistiques questionnables, il flotte encore autour de Joey Starr un fantasme d’authenticité. Même quand le monument musical national qu’il est nous impose l’affligeant spectacle de Génération NTM, un projet de reprises par la fine fleur de la variété française. Imaginez « Pose Ton Gun » repris par Zaho et des tâcheronnes inconnues issues de The Voice. De quoi provoquer un taux d’excitation proche du néant. Si aux dernières nouvelles le groupe a tenté d’empêcher le projet, il semble toujours sur les rails. Ou comment rêver du « Monde de demain » et voir la réalité se faire relifter à la truelle. « On a la musique qu’on mérite. Et même au delà, on a le monde qu’on mérite. Ce qui marche aujourd’hui c’est le produit. Avec le bon emballage, le code couleur, le qualitatif vient en dernier. Aujourd’hui, avec trois titres tu peux vendre un million d’albums. »

« Il y a une énergie Punk chez edith Piaf, C’est pas de la folie douce »

On pourrait s’inquiéter de ce délicat plongeon dans les eaux aigres de la variété française. Ou se demander si, avec ses reprises de « Mamy Blue » de Nicoletta, du « Métèque » de George Moustaki ou de « La Foule » d’Edith Piaf (avec le morceau « L’arène »), ce n’est pas Joey Starr qui a tiré en premier. « Ça part d’une démarche très sincère, c’est presque une déclaration d’amour. Le duo avec Nicoletta, j’étais en prison à ce moment-là, il y’avait un truc qui m’a paru évident dans l’adaptation. Là, pour « L’arène » c’est assez spécial. Mon père l’écoutait et je me suis rendu compte que je l’avais au fond de moi sans vraiment le connaître. J’ai réellement découvert ce que ça se racontait quand j’ai réalisé que j’avais commencé à écrire autour de la foule, du mouvement. J’ai retranscrit ça par rapport à la scène. J’ai dit à Nathy : ‘Raconte tes sensations sur scène, négro, te pose pas de questions. C’est le piano qui va faire le taf.’ Il y a une énergie punk dans le morceau de Piaf, c’est pas de la folie douce, il y a un côté hypnotique. Pour moi le propre d’une belle chanson c’est aussi que les générations d’après en fassent autre chose, même si cela peut dépasser l’auteur. »

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À chaque génération ses totems et certaines tirèrent sans doute de meilleurs lots. Pour autant, si la vraie génération NTM, qui a connu Jacques Chirac et les emplois jeunes, juge l’avènement de Maître Gims du mauvais oeil, ceux pour qui « Sapés comme jamais » a eu l’effet de « Ma Benz » n’ont pas à nourrir de jalousies à son égard. Et quand Seth Gueko et DJ Weedim claironnent « J’suis dans les faits divers comme Joey Starr » dans leur dernier titre, on s’interroge sur cette posture de haut-parleur d’une jeunesse que Didier Morville a longtemps incarné. Avec sans doute déjà un coté comédien.

Comme beaucoup d’artistes écorchés, Joey Starr renferme une énigme. On peut tenter de la nommer, essayer de remonter à la source d’un parcours musical étrillé de choix contestables, parler en sociologue et pointer du doigt des conditions sociales, une époque. Rien ne permettra d’élucider le mystère d’un désir et d’une volonté qui ont permis qu’il prenne sa place dans l’inconscient collectif. Rien, si ce n’est lui même, quand au détour d’un morceau il confie : « J’suis comme une vieille bâtisse capable de tenir des siècles. » À ce prix là, au diable les glissements de terrain.

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