Une brève histoire du rap au sommet des charts

mardi 28 juin 2016, par Kévin. .

Au sein de l’industrie musicale américaine, atteindre le sommet des charts – le Billboard Hot 100 en langage technique – reste un marqueur ultime de succès. Synonyme de renommée internationale et de billets plein les poches, le classement a récemment fait parler de lui en portant successivement le nouveau venu Desiigner puis le routard Drake à son sommet. Véritable signe de l’acceptation du rap par le grand public ou simple fait divers ? On est revenus sur plus de vingt ans de rap au sommet des charts pour en avoir le cœur net.

Il y a plus de 25 ans de ça, le rap prend son envol auprès du grand public avec le fameux « Rapper’s Delight » du Sugarhill Gang, groupe monté de toutes pièces par des dirigeants de label opportunistes afin de surfer sur la nouvelle tendance dont tout le monde parle. Si le single, sorti en 1979, est un franc succès, il faudra attendre 1990 – plus de dix ans plus tard – pour qu’un titre rap décroche enfin la première place des charts américains.

Un genre à construire

Entre les deux, une période pourtant riche. D’un côté, il y eut les flammes socio-politiques et polémiques de Public Enemy. De l’autre, l’émergence du gangsta rap autour du personnage de Schoolly D bientôt rejoint par les californiens de N.W.A., en réponse farouche, machiste et vulgaire à l’approche politique de la bande à Chuck D. Sans oublier les aventures sudistes tout aussi rough portées notamment par les Geto Boys bientôt rejoints par le mythique Scarface. Une ère de rap fiévreux déjà décentralisé en différents points cardinaux du pays. La simple évocation des groupes en question suffit d’ailleurs à comprendre pourquoi le rap n’a percé sur la scène mainstream à ce moment-là. Le mouvement hip-hop est alors jeune, résistant et en totale opposition avec les codes de l’Amérique reaganienne. Difficile de faire moins consensuel.

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Parallèlement à ça, et dès les premières mesures rappées, cette musique fut portée par une certaine envie de danser, de s’amuser et se pavaner. N’en déplaise à ton cousin qui ne jure que par le rap conscient, il était d’ailleurs bien plus souvent question de distraire les foules des blocks parties et de montrer son style que d’appeler au soulèvement. Et si les titres de rap à caractère léger ne manquaient pas, il aura fallu un blanc pour que cette musique gagne son premier titre d’estime auprès du public pop. C’est Vanilla Ice qui décrochera la récompense en toppant les charts pendant une semaine avec son « Ice Ice Baby ». Mine de rien, un vrai titre rap de l’époque, rentre dedans et bourré d’égotrip, s’appuyant sur un sample de Queen. Il sera rejoint un an plus tard par le rapologiquement moins glorieux Marky Mark & The Funky Bunch et « Good Vibrations », stagiaire d’une semaine dans le classement Billboard. Et oui, il s’agit du même Marky qui deviendra par la suite Mark Wahlberg, ton acteur favori depuis que tu as vu Ted un soir de blues.

Il faudra finalement attendre 1992 pour rendre à César ce qui appartient à César, et à cette musique noire ses premiers ambassadeurs de couleur auprès du public mainstream. Le jeune duo Kris Kross croque une grosse part du gâteau en installant « Jump » pendant huit semaines consécutives sur le trône, sur fond d’émeutes à Los Angeles. Le groupe n’est alors pas loin de rappeler le succès de Rae Sremmurd aujourd’hui : on cocktail explosif de jeunesse désinhibée et de party rap décomplexé. L’émergence de ce teen rap est aidée par la vidéo et l’âge d’or d’MTV, apparue dans les années 80, qui diffuse les clips en boucle et devient un rouleau compresseur promotionnel pour la vente de singles. Peut-être déçu qu’on ne lui propose plus rien d’aussi percutant que « Jump », le grand public n’accordera plus de numéro un au rap jusqu’en 1995 – trois ans plus tard.

C’est alors que débarquent Coolio, L.V. et leur « Gangsta’s Paradise », version alternative du « Pastime Paradise » de Stevie Wonder portée par l’immense succès au box office du film Dangerous Minds. S’associer à succès cinématographique reste d’ailleurs un bon filon pour porter un single rap au sommet du tableau. Ce n’est pas Eminem qui dira le contraire avec son record de longévité de douze semaines pour « Lose Yourself » – même si dans ce cas, le rappeur a sûrement plus fait vendre le film que l’inverse.

Diddy et les autres

Mine de rien, le rap commence à prendre ses marques auprès du grand public et à trouver les formules qui marchent. Sans surprise, cela passe par l’infusion massive de chant entre les couplets, habitude qui tournera au fléau dans le rap américain – et son petit frère français – des années 2000. Ce fut en tout cas un franc succès pour les Bone-Thugs-N-Harmony en 1996 avec « The Crossroads », squatteur de la pole position pendant six semaines. Le refrain immédiatement accrocheur aura eu raison du public, et le flow rapide et technique des Bone Thugs commence à marquer les esprits des générations qui le feront perdurer jusqu’aux bouches garnies de grillz des Migos, A$AP Rocky, Denzel Curry et consorts.

Le chant donc, mais pas seulement. L’alchimie parfaite, la recette qui prend à chaque fois, c’est Puff Daddy – Diddy pour les plus jeunes – qui la trouvera. Le rappeur new-yorkais survole littéralement les charts en 1997, année de sortie de son album No Way Out. Un succès qu’il doit certainement en grande partie à la tristement célèbre mort de Biggie en mars de la même année. Par ricochet, « Hypnotize » et « Mo Money Mo Problems » bénéficient de leurs semaines de gloire respectives. Diddy inscrit alors « Can’t Nobody Hold Me Down » au panthéon pendant six semaines, avant d’enchaîner onze semaines consécutives avec l’hommage à Christopher Wallace « I’ll Be Missing You » – que Pitchfork qualifiera par la suite « d’un des sept pires singles des années 90 ». Peu importe pour Puff, car le record qu’il établit ne sera battu qu’en 2002 par Eminem (« Lose Yourself ») et Wiz Khalifa (« See You Again »), premiers pendant douze semaines consécutives. Ajoutons à cela son implication plus ou moins directe dans les premières places de Biggie, et on comprend aisément que 1997 fut sienne. Lui permettant au passage d’asseoir son leadership sur la mort de son ami.

Puff Daddy-B.I.G

La fin des années 90 se veut bien plus calme sur le plan rap, avec quelques incursions anecdotiques de Lauryn Hill ou Will Smith. Commencent alors les années 2000 et le véritable âge d’or du rap au sommet des charts. Ramené à l’année, on compte en moyenne vingt semaines par an de rap au sommet du Hot 100 entre 2000 et 2009, contre douze semaines depuis 2010. Diddy, quand à lui, ne réapparaîtra jamais en haut du classement, à l’exception de quelques feats avec Nelly ou B2K. Sauf que maintenant, le public est prêt à recevoir du rap en grosse dose. Les nouveaux héros s’appelleront 50 Cent, Outkast, Kanye West ou T.I.

La décennie dorée

C’est Outkast et leur « Ms Jackson » qui ouvrent le bal des années 2000 – en 2001, précisemment. Mystikal, dont le nom parait incongru dans ce classement, profite de quatre semaines d’exposition grâce à l’aide de Joe et du R’n’B typiquement 2000s « Stutter ». Un petit détour par Mary J. Blidge plus tard, et Ja Rule s’empare de 2002 pendant huit semaines, certes assisté par son duo avec J Lo. Celle-ci impose aussi LL Cool J, avant que Beyoncé n’invite son futur mari pour « Crazy In Love ». Oh attendez… en fait, le début des années 2000, ça ne serait pas plutôt le règne du R’n’B ?

C’était sans compter sur 50 Cent et ses « In Da Club » et « 21 Questions », qui cumulent 13 semaines en 2003. La street-cred du Billboard est sauvée, et le rap peut souffler un coup. 50 Cent, avec sa success story magnifiée par le mythe – les neuf balles qu’il s’est prises, son mentor Eminem – représente à grand coup d’étalage bling bling le rêve américain à lui tout seul. En plein mandat de Bush Jr., le pays a besoin de reprendre son souffle et de rêver à nouveau.

C’est l’heure du street-club-banger, de ses rythmiques sèches et chaloupées et ses boucles répétitives. Ludacris et son « Stand Up », Juvenile et Soulja Slim pour « Slow Motion », le Terror Squad de Fat Joe avec « Lean Back » ou encore « Laffy Taffy » des D4L en 2006. Le temps pour 50 Cent de repasser par-là avec « Candy Shop », et Kanye West s’empare du trône pour dix semaines consécutives grâce à « Gold Digger ». Il faut dire que la place était déjà chaude après son passage avec Twista pour « Slow Jamz », dont une version éditée sera présente sur son premier opus The College Dropout.

Pendant ce temps, le Hot 100 s’adapte  à son époque en prenant en compte les ventes digitales à partir 2005, et les écoutes liées au streaming – Youtube compris – progressivement depuis 2007, avec des pondérations précises. Arrive donc l’aire des petits nouveaux, toujours dans une veine street-club. L’explosion de la consommation sur internet rend possible la viralité des nouveaux singles. Les memes n’existent pas encore, mais Youtube commence déjà à faire des siennes. Après D4L, c’est Chamillionaire qui installe « Ridin » au sommet, avant que Mims n’impose « This Is Why I’m Hot » et que Soulja Boy n’arrive avec le mythique « Crank That ». C’est l’école des one-hit wonder, ces MC qui délivrent un gros tube puis disparaissent plus ou moins. Tu ne vas pas nous faire croire que tu écoutes encore Chamillionaire tous les jours.

T.I. s’installe confortablement avec « Whatever You Like » et « Live Your Life » en 2008, succédant à la sucette tendancieuse de Lil Wayne. Notons au passage que le plus gros squateur de première place de la décennie reste Flo Rida – mais ne nous étalons par sur ce sujet. Eminem est un gros pourvoyeur de hits, témoignant de la place gagnée par le kid taré dans le cœur de l’entertainment américain (et la malédiction des rappeurs blancs qui s’ensuivit). Il enchaîne douze semaines avec « Lose Yourself » en 2002-2003, puis ouvre la décennie 2010 avec « Not Afraid » et « Love The Way You Lie ». Rihanna, véritable reine du Hot 100 depuis une dizaine d’années, l’aidera encore une fois à monter sur le podium avec « The Monster ».

Et maintenant ?

Depuis 2010, les singles rap numéro un n’ont pas été si nombreux, mais à la manière de Poutine, se sont installés pour longtemps. Cela témoigne de la recette maintenant bien affûtée de la machine à tubes. Wiz Khalifa et sa semaine de gloire pour « Black and Yellow » ne pèsent pas lourd face aux onze semaines cumulées de Ryan Lewis et Macklemore pour « Thrift Shop » et « Can’t Hold Us ». Iggy Azalea installe son insupportable « Fancy » en 2014 avec que Khalifa ne prenne sa revanche avec « See You Again ». L’année en cours a vu Desiigner s’emparer de la première place pendant deux semaines grâce à « Panda ». Un succès qui n’est pas vraiment personnel, Desiigner profitant très certainement de l’année de folie qu’a vécu Future l’an dernier, arpentant le sound system planétaire en laissant des traces de sirop violet sous ses pas. Sauf que Future rappe sur le fait d’être un enfoiré qui trompe sa femme sans remords, et ça, l’américain moyen n’est pas prêt de l’assumer.

Dernier rappeur en date à atteindre le sommet, Drake aura fini par avoir sa première place avec « One Dance » – mais peut-on vraiment le considérer comme un titre rap ? Alors qu’il est depuis longtemps le plus visible des rappeurs et qu’il a façonné une tranche du rap à son image, Drake n’avait encore jamais atteint le Saint Graal de l’industrie sans Rihanna – encore elle – pour l’aider.

Voilà qui balaye plus de 25 ans sur le fil entre musique rap et succès populaire. Ami lecteur assommé, comme lorsqu’« Hotline Bling » dans ton club préféré, tu sais au fond de toi que le moment de conclure approche. Il y a tout d’abord de quoi relativiser sur la dilution du rap américain dans la culture mainstream. Certes, sur les titres qui sont restés le plus longtemps au sommet (« I’ll Be Missing You », « Low », « See You Again », « Lose Yourself », « Gold Digger »), le refrain laisse souvent la part au chant rassurant de ses interprètes. Wiz et Diddy doivent une partie de ce succès à un décès marquant. Eminem et Wiz, toujours, étaient là pour soutenir un film. Mais c’est finalement peu. Et cela signifie aussi que le rap n’a jamais cédé en masse aux attentes souvent édulcorées de la scène mainstream. Assez rassurant.

Mieux encore, si le rap n’atteint le sommet des charts que par vagues successives, on peut estimer qu’il influence désormais la musique pop davantage qu’elle ne l’influence. Il suffit de voir l’esthétique sombre, vaporeuse et Do It Yourself qui s’est emparée du R’n’B des dernières années sous l’influence de Drake, PartyNextDoor et The Weeknd jusqu’à toucher les derniers albums de Rihanna, Beyoncé ou Justin Bieber. Le courant trap a donné naissance à un cousin électronique qui a infusé dans tous les nouveaux standards régissant les dancefloors. On a même atteint un point où l’on peut considérer, en France, qu’un personnage atypique comme SCH est une figure grand public. Finalement et au fil du temps, le rap est parvenu à s’immiscer partout tout en gardant une certaine intégrité. Gageons que cela dure encore de nombreuses années.

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