Il est vraiment temps de se mettre au rap nippon

lundi 19 janvier 2015, par Valentin.

Culturellement, les Japonais nous intriguent, peuvent nous paraître excentriques, loufoques voire carrément chelous. Même si on admet tous que dans certains domaines – la sape et la technologie, au moins – ils jouissent d’une hype incontestable, trop peu d’entre nous poussent la curiosité assez loin pour s’intéresser à leurs productions musicales. Nos préjugés occidentaux et le frein linguistique engendrent une peur de tomber sur des sons incompréhensibles aux prods hystériques qui grillent les tympans.

Mais en se baladant vers Harajuku, quartier qui vibre avec les nouvelles tendances, on croise une jeunesse qui semble mépriser les codes vestimentaires flashy de la J-Pop pour adopter un style à base de belles pièces sobres et de sneakers toutes propres. A ce moment là, on devine qu’il y a une vraie street culture japonaise et derrière ça, tout un mouvement hip-hop à découvrir. Il est forcément difficile de connaître le thème et le sens des paroles mais comme vous écoutez déjà tous Young Thug quotidiennement, vous savez que ça n’enlève pourtant rien à la puissance de certains titres. Malgré une tendance à parfois pomper les pontes ricains, le Japon a une réelle histoire hip-hop qui débute dans les années 80 et se poursuit aujourd’hui avec des artistes extrêmement innovants et talentueux. Quelles influences, quelles différences avec le rap US ? Petit tour d’horizon du rap nippon.

Impossible de parler du hip-hop japonais sans évoquer Zeebra. Sur le devant de la scène depuis le début, c’est un peu le grand frère du rap game japonais. Mais attention, pas de guéguerre côtière sur l’archipel : le message est plutôt lisse, voire même carrément bisounours. Sur « Street Dreams », Zeebra s’adresse à un gamin un peu paumé et balance : « S’il y a le moindre problème, tu n’as qu’à m’appeler. » C’est pas Kanye qui dirait ça. Le clip est naze et la fidèle reproduction des codes rapologiques du pays de l’Oncle Sam est clairement affirmée, dans la forme comme dans le fond.

Mais avec son groupe, King Giddra, Zeebra passe du côté obscur de la force. Le crew est très engagé politiquement, parfois même dans des extrêmes contestables. Il a le mérite d’avoir vraiment participé à la contruction d’une solide street culture au Japon. Encore mieux, ils ont réussi à crédibiliser le hip-hop comme puissance politique et sociale, doté d’une influence pour faire bouger les choses dans une société pas toujours irréprochable. Sorti en 95, leur album Sora Kara No Chikara est une vraie pépite. Ici, le titre, « Star Tanjou ».

De leurs côtés, Rip Slyme et Soul’d ont une démarche assez intéressante qui confirme tout ce qu’on savait déjà sur l’inventivité et la créativité japonaises. Son euphorisant et funky, clips loufoques et colorés à base de pop-culture et graphismes de jeux vidéo… Si on veut pousser la comparaison avec le rap US, on dirait que ce sont les bros japonais de De la Soul.

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Instrus old school, panoplie du parfait thug West Coast… La plupart de ces artistes s’inspirent nettement des standards du rap américain. Alors oui, même si ça a donné des trucs cools, on peut déplorer cette tendance au mimétisme. D’autant que la plupart des groupes cités n’ont pas vraiment survécu à la révolution du numérique et végètent dans leur coin depuis les années 2000, ou sont même carrément morts. Aujourd’hui, mieux vaut s’intéresser à ce qui se fait en indé. On a effectivement une belle scène plus ou moins underground qui se détache complètement d’un genre parfois en manque d’inspi qui louche sur les aînés ricains. Du coup, les mecs abandonnent les 2-3 punchlines en anglais qu’ils balançaient çà et là pour assurer leur cred et assument le nippon du début à la fin. Et c’est bien là que ça devient intéressant.

Bien actif depuis les années 90, Tha Blue Herb est une formation solide et très prolifique originaire de Sapporo, au nord du Pays. A l’écart de la craziness tokyoïte, ils produisent un rap un peu plus sombre, introspectif, parfois même assez conceptuel, au détour de clips abstraits, de sonorités et d’un flow monocorde qui ressemble parfois à du slam. Aujourd’hui, ils font encore figure de références dans le paysage hip-hop nippon dont ils ont largement contribué à l’émergence.

Fallait-il encore que l’identité du genre s’affirme. Petit à petit, les Japonais réalisent qu’ils sont très bons dans un domaine : l’abstract hip hop. Un sous-genre très gracieux où la mélodie, répétitive et planante, prend le dessus sur le flow du MC. Du coup, l’archipel regorge de beatmakers archi talentueux qui infusent leurs prods un peu partout. Le défunt Nujabes en tête de file. Ses mélodies splendides aux envolées (parfois trop) lyriques accompagnent bien les flows un peu spleeniens comme celui de Shing02. La notoriété de celui qui est mort dans un accident de voiture début 2010 n’a cessé de croitre dès lors qu’il produit la BO de l’excellent anime Samourai Champloo, lui permettant de se lancer par la suite en solo et de nous délivrer son premier album perso, intitulé Metaphorical Music (2003). Son deuxième album solo, Modal Soul (2005), considéré par la critique orientale comme étant le plus réussi, est un véritable bijou à écouter sans modération.

Grand amateur de rap US, il oriente ses créations vers un style très jazzy agrémenté de mélodies plutôt douces et enivrantes qui vous transportent dès la première écoute. Nujabes s’écoute avant tout posé dans un fauteuil, une chicha à la main ou lors des longs voyages en voitures, histoire de décompresser dans les bouchons. C’est en cela que Jun Seba, de son prénom, fait la paire avec Shing02, qui lui a grandi le boule entre Amérique et Japon. Il rappe la plupart du temps en anglais. Grâce à ses connexions et sa culture du hip-hop américain, il réussit à redynamiser le genre côté Japon.

Aujourd’hui, le flambeau est repris par une clique de jeunes prometteurs : la Sick Team, formée par Issugi, S.L.A.C.K et le beatmaker Budamunk. Issugi tout d’abord. : sur « Future Listning » l’instru est saccadée et nerveuse comme il faut et lorsqu’il débarque avec son flow plein d’assurance, on en est à se demander pourquoi on ne s’est pas intéressé à ce mouvement plus tôt. Les connexions se font, donc. Et quand ce sont Joe Styles et Rogue Venom de Los Angeles qui se cognent à Budamunk de la Sick Team, le résultat est des plus réjouissants. Sur trois notes japonisantes archi-simplistes, les deux MC se succèdent pour un beau bouillon de cultures.

De son côté, S.L.A.C.K. se démarque par son flow nonchalant, ses refrains chantonnés et ses clips homemade… pas le homemade à la Beyoncé, plutôt un homemade moche mais qui donne furieusement envie de se rendre là bas pour les rejoindre, ni vu ni connu, rider Tokyo et adopter leur lifestyle de branleurs sympathiques. C’est encore le génie Budamunk qui est derrière le titre « Next ».

Avec le recul, force est de constater que la langue japonaise est extrêmement fluide et convaincante lorsqu’elle se marie avec des sonorités hip-hop. Globalement, lorsqu’on laisse les japonais taffer en indé, le résultat est bien différent des productions poussives, formatées ou ultracolorées qui caractérisent les années 90-2000. Sans la pression des majors qui voudraient appliquer à la planète entière les standards du rap US, une vraie prolifération de groupes et d’artistes, de Tokyo à la province, délivre un rap différent. La prise de risque sonore mais surtout la spontanéité sont reines. Et les collaborations entre MC et beatmakers, fertiles et cohérentes, prennent elle aussi du sens. En bref : créatifs mais pas criards, discrets mais fructueux.

 

Article rédigé par Camille Perez

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