‘Kiss Land’ : retour sur l’album négligé de The Weeknd

mardi 11 avril 2017, par Napoleon LaFossette.
C’est l’histoire d’un rendez-vous manqué. Celui de The Weeknd et de son public, dont il pensait combler les attentes avec son premier véritable opus Kiss Land sorti en 2013. Passé par une douche glaciale qui n’a d’égal que la froideur du r&b du chanteur canadien, l’album n’a pourtant pas soulevé les foules, récoltant un succès critique et commercial plus que mitigé. Malgré tout, le disque possède des qualités musicales que le temps a éprouvé. Et si nous n’avions pas été à la hauteur ?

Passez en 2017 devant la vitrine H&M des Champs-Elysées ou devant celle du centre-ville le plus excentré de France, et devant vous s’affichera le même visage : celui d’Abel Tesfaye, autrement connu sous l’alias de The Weeknd. Désormais mastodonte de la pop music faisant partie du gratin des artistes masculins les plus populaires – tous genre confondus. Et pourtant, moins de cinq ans se seront écoulés entre les premiers articles de la presse spécialisée à son sujet et son arrivée dans les écouteurs des consommateurs les plus hermétiques à la musique alternative. Une réalité qui en cache une autre : de sa révélation en 2011 à sa starification mondiale en 2015, l’évolution du Canadien n’a pas été qu’une flamboyante progression continue et sans accroc. Preuve en est avec avec un CD en forme de tâche d’huile sur les marches de la gloire ; le pourtant sublime Kiss Land, sorti en 2013.

Au printemps 2011, le monde du r&b et des musiques alternatives liées à la black music est en ébullition : voilà que deux jeunes inconnus viennent de délivrer des projets encensés par la presse spécialisée au point de rapidement arriver aux oreilles du grand public rap/r&b nord-américain. D’abord, le crooner Frank Ocean, 23 ans, auteur de Nostalgia, Ultra, une mixtape gratuite composée de faces B (dont certaines lui ont valu quelques soucis). Et dont le succès sera tel qu’elle se retrouvera dans les tops de fin d’année de Rolling Stone, Pitchfork ou Complex, atteignant la troisième place du classement de The Guardian. Frank Ocean, qui se voit invité dans la foulée sur deux titres de Watch The Throne par Jay-Z et Kanye West. Puis l’énigmatique The Weeknd, qui du haut de ses 21 ans a délivré la glaçante mixtape House of Balloons au mois de mars, soutenu par le déjà très en place Drake. Au mois de juillet, son premier show alimentera le début de sa légende. Dans un club de sa ville, sans caméra et sans guest-list (malgré la présence de l’équipe de Puff Daddy et de Drake), les alentours truffés de fans brandissant 200 dollars pour avoir leur place au noir. Un été qu’il conclura par la sortie d’un second projet tout aussi brillant, Thursday, le baroque Echoes of Silence venant fermer son fameux triptyque initial au mois de Décembre.

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Tiré d’un article de Complex sur les 25 faits marquants de l’année 2011.

Quand 2012 vient, les deux noms sont déjà sur toutes les lèvres, et la suite est attendue. Et tandis que Frank Ocean connaît la consécration et accède au statut de pop star avec la sortie de channel ORANGE au mois de Juillet, le Canadien capitalise pour sa part sur l’énorme hype créée par sa trilogie. Il enchaîne les dates, de Coachella au Wireless Festival en passant par le Bataclan et New-York. Et laisse tranquillement son label rassembler ses courtes mixtapes de l’année précédente en un même tout, auxquels s’ajoutent trois nouveaux morceaux. Ainsi naîtra l’album Trilogy, qui sort en Novembre, offrant ses premiers clips pour l’occasion. Ce qui ressemble fort à une belle préparation de terrain avec la juste dose d’attente et de présence, afin de faire de lui l’homme de 2013. Tout est prêt pour la probable sortie d’un projet original.


En fait, c’est par les collaborations qu’il offre des nouveautés. Qu’il s’agisse de « Remember Me » de Wiz Khalifa fin 2012 ou de « One of Those Nights » de Juicy J au printemps 2013, tous deux clippés, l’homme semble avoir compris qu’il peut avoir le rôle juteux du nouvel homme à refrains du rap américain. Enfin, à refrains et pas seulement. Voilà deux morceaux qui lancent la tradition des tracks où les rappeurs invitent The Weeknd, pour au final donner l’impression d’avoir été invités par le gamin de Toronto sur leurs propres morceaux.

Toujours est-il qu’au mois de mars, il annonce la sortie d’un second album – si tant est que le premier en fut un – au titre surprenant au vu de son univers : Kiss Land. Après une promo massive (six clips) et une première interview donnée à Complex, l’album est enfin libéré au mois de septembre. Et sera loin d’obtenir le succès escompté : une certes honorable deuxième place au Billboard US en première semaine. Mais « seulement » un disque d’or dans son pays et moins de 300 000 ventes cumulées depuis son lancement aux Etats-Unis. C’est à dire deux fois moins que Trilogy, un album pourtant non-original et techniquement gratuit pendant de longs mois avant sa sortie. Et quatre fois moins que le Beauty Behind The Madness qui fera de lui le The Weeknd actuel, deux ans plus tard.

Serait-ce alors un album incompris, à l’énorme succès d’estime, qui n’a pas réussi à créer une vague de succès commercial ? Même pas. Au moment de sa sortie, ce serait mentir que de dire qu’il a été bien reçu. Certains l’ont adoré et d’autres l’ont détesté. Ce qui n’a absolument rien d’étonnant en soi : le personnage de The Weeknd envoûte ou agace, au choix. Il énerve les optimistes, agace les allergiques aux mâles froids et sans tact avec ces dames, et excède les amateurs de r&b sucré. Dans sa trilogie, The Weeknd décrivait la vie d’un anonyme, chasseur de tous les vices, qui semblait éprouver un plaisir pervers à observer ceux qui comme lui dépendaient du sexe et de la drogue dans l’épaisse brume formée par la masse humaine de Toronto. Et c’est un problème que le rap connait bien : quelle suite artistique donner à une carrière lancée sur des récits d’une vie minable, quand ceux-ci offrent à leur narrateur l’occasion de s’en extirper par l’argent et la gloire ? Peut-être que ceux qui trouvaient The Weeknd trop sombre espéraient que ce retournement complet de mode de vie apporterait au Canadien une joie qui l’inciterait à aller vers un peu plus de douceur (comme le fit Tyler, the Creator avec Wolf, à la même époque).

Dès lors, Kiss Land n’a pu que les décevoir. Et ils l’ont bien cherché. Après tout, écouter Trilogy, c’est se douter que quoi qu’il lui arrive, son interprète est quelqu’un de dérangé. Gloire ou pas. Un dérangé peu résistant à la lassitude, qui aime faire de la musique dérangée et lasse, pas un nihiliste de circonstance. Un homme de la face crade du carpe diem.

« I got a brand new place, I think I’ve seen it twice all year
I can’t remember how it looks inside
So you can picture how my life’s been
I went from starin’ at the same four walls for 21 years
To seein’ the whole world in just twelve months »

Kiss Land

Parce que Kiss Land est tout simplement l’histoire d’un névrosé qui passe d’un décor malsain à un autre. On imagine des boîtes de sa ville et des soirées sous drogues en tous genres, le passage d’une jeunesse de chez lui aux tournées grandiloquentes, les aftershows salaces et les relations plus ou moins tarifiées d’une star montante du r&b. Et Kiss Land a ainsi cet énorme mérite de rester profondément dans la continuité de ce qu’est The Weeknd en tant qu’artiste – malgré la présence nouvelle derrière lui d’une structure comme Republic Records. Un chanteur froid, détestable, égoïste et assumé. Qui en joue sans doute beaucoup, mais qui s’est révélé de cette manière au public. Et qui parle de ce qu’il vit, versant peu dans la musique générique. Avec le morceau éponyme en guise d’illustration parfaite de l’état d’esprit du projet, dont le clip est par ailleurs l’un des visuels les plus réussis de sa carrière (malgré un compteur de vues très peu élevé).

Comment décrire Kiss Land ? Comme un film d’horreur, selon les mots d’Abel himself. Un film d’horreur où The Weeknd se fait zombie et sorcier en même temps. Un sorcier qui en à peine trente morceaux a fait de la quête de ses lèvres le but ultime de bien des femmes qu’il rencontre. Un sorcier qui ainsi sert les intérêts du zombie en lui, qui peut profiter de leur corps en échange. « You can meet me in the room where the kisses ain’t free / You gotta pay with your body. » Des femmes, de belles femmes, venant satisfaire celui qui – une pincée de mois en arrière – refusait les objectifs des appareils photos par dégoût pour sa propre laideur extérieure (et intérieure ?). Mais qui comme un zombie, ne veut pas de leur chair par désir mais par instinct. Histoire de satisfaire un besoin aussi primaire que boire ou manger. Au fond, Kiss Land est une arme pour les moralisateurs, un coup porté aux rêves des quidams. Ces quidams qui voient ce qui brille en voulant y accéder, ces quidams qui pensent que l’amour des autres viendra combler leur manque d’amour pour eux-mêmes. Ces quidams qui pensent l’âme humaine capable de se soigner par une inexistante étanchéité aux bienfaits de la caillasse et de la renommée. Qui pensent que leur incapacité à vivre un amour serein pourrait se résoudre par le braquage des projecteurs sur eux.

« I’ve been flying around the world
I’ve been killing these shows
But I’m always getting high
Cause my confidence low »

Love in the sky

Et c’est là toute la beauté de Trilogy, de Kiss Land et de la musique de The Weeknd. L’impression de déjà-vu permanent, de l’habitude décevante des choses découvertes la veille, du non-émerveillement, de la personnification de l’ennui et de ses conséquences que sont la drogue et le sexe. Comme dans un roman de Bret Easton Ellis, Kiss Land n’est qu’une défonce sans espoir dans les bienfaits de celle-ci. C’est l’angoisse de celui qui a tout mais ne ressent rien. A la différence que ce rien est interprété avec une telle profondeur vocale, avec une interprétation si prenante, qu’au fond il n’y a qu’elle qui semble vivre dans ce cafarnaum de fellations méprisantes et de fêtes sous Adderall. Comme The Weeknd l’évoquait en interview, R. Kelly a ouvert un chemin en disant en son temps des choses absolument horribles avec une belle voix. Et lui s’y est engoufré, son r&b étant surtout du r&b par les inspirations de Prince ou Michael Jackson qui résonnent dans ses propres cordes vocales.

Quoiqu’encore, Kiss Land soit un album plus r&b que ne l’était Trilogy. Il y a d’un côté une continuité sonore, loin d’être une rupture avec ses trois mixtapes initiales. Mais, ci ou là, les sonorités sont plus conventionnelles, laissant apercevoir les prémices de la pop crue et méchante du The Weeknd que l’on connaît aujourd’hui. Notamment dans les deux bonus tracks que sont le remix de « Wanderlust » par Pharrell Williams et sa reprise de « Odd Look » du Français Kavinsky, ou dans un orchestral « Pretty » en forme de prémisse à « Earned It« . Ainsi, là où le The Weeknd de 2011 était profondément nocturne, celui de Kiss Land entrevoit – musicalement – la lumière du jour, semblant lever les stores que ses projets suivants finiront d’ouvrir. Dès lors, et c’est une critique plus acceptable que celles basées sur son pessimisme, peut-être ce projet perd-t-il un brin de sensorialité en comparaison de ses précédents essais. La disparition de l’effet de surprise a sans doute joué son rôle. Peut-être l’album prend-il moins directement aux tripes, peut-être perd-t-il en exaltation magnifiée de la peur. Mais il y gagne en mélodicité ainsi qu’en qualité sonore.

Comme un trait d’union, il est le projet qui rassemble le The Weeknd d’avant et celui d’aujourd’hui. Dès lors, il n’a pas forcément toute la touchante noirceur de l’un ni la musicalité aboutie de l’autre. Ce qui, forcément, empêche les amateurs de l’un ou l’autre The Weeknd de préférer cet album à son précédent ou à ses suivants, selon les cas. Il n’empêche que c’est un album qui mérite d’être réhabilité. S’il avait été publié par quelqu’un de moins attendu qu’Abel Tesfaye en 2013, il aurait sans doute été bien mieux accueilli. D’autant que sa cohérence l’honore, ce qui fut trop peu noté en son temps. Alors, la prochaine fois que vous marcherez dans la rue à l’heure du soleil couchant ou du jour naissant, allumez Spotify et écoutez Kiss Land d’une traite. Peut-être qu’une heure plus tard, vous sous-estimerez moins ce tableau un peu mis de côté dans la pièce triste de la grande maison du r&b, celle où vit la carrière de l’un de ses enfants prodiges qu’est The Weeknd.

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