Oddisee : « Le renouveau du boom bap, c’est pour les débutants »

lundi 7 septembre 2015, par Olivier Cheravola. .

Depuis ses premières apparitions, Oddisee n’en finit pas de confirmer tout le bien qu’on pense de lui. Lors de son passage au festival Jazz à Vienne en juillet, le rappeur/producteur prodige nous a parlé de rap, de littérature et de religion. Tout ça sans perdre sa coolitude malgré la canicule.

Autant le dire, Oddisee est énervant. Tour à tour producteur surdoué au groove soulful imparable, rappeur inspirant ou globe-trotteur effréné, tout semble réussir à Amir Mohamed el Khalifa. Quand on le retrouve en juillet trois ans après notre dernière interview, il s’apprête à faire monter le mercure du Magic Mirror en pleine vague de chaleur estivale. Déshydratation et fatigue du voyage pour Daniel, le tourneur allemand qui nous adresse un laconique « faites court cette fois », en nous reconnaissant. Clin d’œil ferme à notre entrevue fleuve avec Murs dans un lobby d’hôtel lyonnais où le dit tourneur avait bien failli s’endormir.

Mais Oddisee venait de sortir son dernier opus The Good Fight, et avant de s’envoler pour une tournée de plus de 60 dates foulant plusieurs continents, il avait envie de s’attarder un peu sur l’état de notre monde. Alignement des planètes oblige, on enclenche l’enregistrement, en croisant les doigts pour que la rigueur allemande ne nous tombe pas dessus à la manière d’un président grec intérimaire.

SURL : Tu es le genre d’artiste qui se sensibilise au monde qui l’entoure et pas seulement à son quartier. Est ce que ça te vient du fait de voyager beaucoup ou tu es curieux de nature ?

Oddisee : Je crois que mon intérêt pour le monde vient principalement du fait d’avoir grandi à Washington DC. C’est une ville à part, avec des ambassades de partout. J’ai grandi au milieu des politiciens nationaux, internationaux, je voyais des voitures passer avec des plaques diplomatiques, les cordons de sécurité qui bloquaient les rues quand une sommité débarquait. Que tu soies concerné par la politique ou pas, ça t’imprègne je pense. Et puis tu te rends compte que ce qui se passe en secret localement avec les politiciens qui se rencontrent a des répercussions mondialement. Du coup, ma vision du monde s’est façonnée avec cette dualité, le quotidien dans mon quartier et une perspective plus mondiale.

Tu voyages beaucoup, tu as même sorti un album inspiré de noms de villes du monde entier. Est ce que ç’est lié au fait que tu commences à beaucoup tourner en tant qu’artiste ?

J’ai toujours voyagé, gamin. Mon père est originaire du Soudan et ma mère afro américaine, j’ai passé pas mal d’étés à voyager, même quand je n’étais pas en age de m’en souvenir. Donc j’ai pris l’habitude tôt de bouger, en Europe, en Afrique. Je me souviens d’attentes en transit à Amsterdam ou Frankfurt, en attendant notre vol pour le Soudan. Bien sur, voyager en tant qu’artiste me prend aussi du temps dans ma vie d’adulte, pour explorer de nouveaux endroits, ça m’a ouvert sur le monde. Mais pour être honnête j’ai réalisé un truc en discutant avec un chauffeur de taxi Turc en allant à Heathrow, il m’a dit un truc qui m’a marqué : « Tu voyages beaucoup ? Le monde est vaste mais plus tu voyages plus tu te rends compte combien il est petit au final. » Et c’est vrai qu’il y’a peu d’endroits où je ressens un vrai dépaysement au final.

Est-ce qu’internet ne contribue pas aussi à rendre le monde plus petit ?

C’est sûr, je le vérifie tous les jours dans mon boulot d’artiste. Avec le net je peux voir les émotions et souvenirs que j’ai compacté en chansons redistribués dans les endroits qui les ont suscité. Ça rend ma relation au monde encore plus intime.

En tant que producteur tu dois sans doute avoir une oreille sur les productions actuelles. Par exemple, tu penses que la scène trap est une mode qui passera ou une extension du rap, à la manière du funk pour le jazz ?

Ma vision de la trap est différente de tous les autres sous-genres du rap. Pour moi le rap, c’est une musique caméléon, elle s’adapte aux courants que la société apprécie ou traverse. La vie imitant l’art et vice versa. Si tu prends les tempo habituels de la trap, tu peux le sentir comme une pulsation a 60 bpm, ou à 120 en la doublant. Il y a tellement de genres de rap ou de musiques urbaines qui sont déjà à ce tempo en fait. Pour moi, c’est juste une phase dans le rap comme l’a été le new jack swing, la nu soul ou le rap jazzy, le g-funk, ou le crunk. Combien de sous-genres de rap  on a connu depuis sa création ?

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Par rapport aux événements de Ferguson, est-ce que tu crois que le hip-hop peut encore délivrer un message ou que sa parole a perdu du poids ?

Pour moi le hip-hop n’a pas perdu sa force, c’est juste que beaucoup de gens ont des choses a dire, mais qu’on ne leur file pas de micro pour être entendus. C’est aussi simple que ça. On vit dans un monde où, sans oublier les atrocités qu’on doit affronter, les signes de progrès n’ont pas de visibilité dans les médias, comme s’ils étaient noyés dans la masse de négativité. Pour une loi sur le mariage gay, combien d’églises brulées ? Tu as un président noir américain et en face tu as ISIS ou un Donald Trump. Et l’impact d’une musique portant un message est amoindrie. Des fois même par ceux et celles qui sont concerné(e)s par ce message. Je crois que les jeunes d’aujourd’hui préfèrent écouter une musique qui les rend heureux plutôt qu’une musique qui les fait réfléchir. Comme si le monde était anesthésié dans une forme d’euphorie, et ignorer ce qui se passe, parce que c’est plus facile.

Je pense aussi que la musique à messages pourrait être meilleure. Je suis pas fan quand les musiciens se prennent pour des prêcheurs ou pointent du doigt de façon agressive sans travailler l’esthétique. Le fait d’apporter un message n’oblige pas à s’écarter de la beauté selon moi, tout comme la bonne musique peut apporter une réflexion. Il doit bien exister un juste milieu… Si tu prends Marvin Gaye, c’était le king pour faire de la musique dansante avec un message. Tu pouvais écouter « What’s Going On » en club ou juste t’asseoir et te prendre une tarte en écoutant les lyrics. Et de nos jours, ces deux genres de musique sont séparées.

Pour revenir à Ferguson ou Donald Trump, est-ce que tu penses que l’Amérique blanche est prête à abandonner ses privilèges ?

En fait j’irais même plus loin dans ta question. Est ce que le monde blanc est prêt à ça ? Et la réponse est non. Tout simplement parce que les gens qui bénéficient de ces privilèges n’en ont souvent pas conscience. Comment peux-tu interroger quelqu’un sur quelque chose qu’ il n’a pas conscience de posséder ? Par exemple, j’ai souvent des amis de toutes ethnies ou religions qui me conseillent un endroit dont ils reviennent de voyage. « J’étais là bas, j’ai adoré ? Tu devrais y aller toi aussi. » Sans se rendre compte que le fait de voyager en tant que blanc n’implique pas les mêmes choses que quand tu es noir. Quand eux marchent tranquillement dans la rue, moi je vais être au mieux un objet de curiosité, au pire une menace. Comment tu expliques ça a quelqu’un qui n’est pas noir ? Comment tu leur expliques qu’ils peuvent avoir tel boulot plus facilement grâce a la couleur de leur peau ? Même ce sont de bonnes personnes, c’est dur à concevoir souvent. Ce sont tes amis, ils travaillent avec toi, ils ne voient pas forcément cette ligne invisible. Et puis quand bien même, que faire si tu en prends conscience ? Vivre dans la culpabilité parce que tu es blanc ?

On peut aussi étendre ce problème aux relations hommes/femmes. Tu dis que c’est plus facile de voyager quand on n’est pas noir, mais c’est encore plus facile en tant que mâle blanc, non ?

Carrément. Si tu savais le nombre de villes où je suis allé où les femmes ne peuvent pas se balader sans être importunées, sifflées… Mais tu sais, si tu inverses le problème ça marche aussi. J’ai plein d’amis qui voudraient venir avec moi au Soudan, et je les préviens ; moi je peux y aller, ça veut pas nécessairement dire que ça va être facile pour toi. Je crois que le plus simple serait de se mélanger, de devenir une seule race. Mais comme je suis fataliste, je me dis que l’humain trouverait un autre sujet de discorde. (rires)

J’aimerais que tu m’expliques une ligne dans « Way In Way Out » qui m’a frappé  : « I’m cooking up a book like a communist bonfire / And tell Uncle Sam I forgot the receipt. » Il y’a comme un sens caché, tu peux nous en dire plus ? 

Comment expliquer cette ligne sans me mettre tout seul dans la mouise… (rires) Bon, disons qu’en tant que fils d’immigrés, tu dois utiliser le système du pays où tu atterris pour en tirer bénéfice. Je ne veux pas rentrer dans les détails, au cas où on s’en servirait contre moi, mais quand tu es immigré tu dois trouver un moyen de survivre, de faire tes affaires. Les mecs ne veulent pas nécessairement faire ces trucs à la base, mais ils s’y trouvent contraints des fois… Tu subis le racisme, la pression financière et pour t’assimiler tu te dis que tu dois faire de la fraîche. Cette ligne en particulier parle du fait d’être afro-américain et soudanais en Amérique, et d’utiliser le système à ton avantage.

Est ce qu’il y a une allusion au communisme et son histoire particulière aux Etats-Unis, avec la chasse aux sorcières du Maccarthysme ? 

« Cooking up a book » en argot, ça veut dire « passer à la douloureuse », faire l’addition, ajuster ses comptes, tu vois ? Ton salaire, tes bénéfices, etc. Je pourrais t’en parler en off mais pas pendant l’interview, je te laisse imaginer de quels livres de comptes il pourrait s’agir. Et puis il y’a effectivement un jeu de mots. À une époque les communistes ont fait des autodafés tu sais. Mettre le feu à un livre de comptes. C’est une métaphore.

Dans « Yeezus Was A Mortal Man« , tu dis : « Niggas want to bring the 90’s back, I’m still using the 70’s slang, that shit behind me, jack. » C’est une attaque contre le renouveau boom bap auquel on peut assister depuis quelques années ?

Oh, ce n’est pas vraiment une pique. C’est plus une observation, un truc qui m’a fait sourire. J’ai grandi dans les 90’s, je peux comprendre que pour quelqu’un qui a grandi avec le crunk, la réintroduction du rap boom bap puisse sembler novatrice. La façon dont ils reçoivent ce style de rap affine leur palette de goût je pense. Mais pour être honnête cette résurgence du boom bap, c’est pour les débutants. Je trouve ça drôle, sans jeter la pierre à qui que ce soit. C’est juste une observation, genre « Wow ! Ce truc marche vraiment ? Il n’aurait jamais marché dans les 90’s ». (rires)

J’ai lu une interview de Ski Beatz où il explique que si tu veux survivre dans l’industrie du rap, tu te dois d’oublier les 30 dernières années. Oublie-les. Ou tu vas finir amer et pessimiste si tu te trimbales avec les archives du passé comme un poids sur tes épaules.

 

« l’amérique devrait comprendre un jour que le rap est sa forme de LITTÉRATURE la plus moderne qui soit »

 

En parlant de l’histoire de la musique, tu joues ce soir dans un des plus grands festivals de jazz d’Europe alors qu’il y a quelques années, le rap était considéré par certains jazzmen comme une non-musique. Tu penses que dans 30 ans le rap sera une musique de papas qui aura peur des nouvelles formes ? 

Je crois que si le jazz est devenue une musique de papas c’est parce qu’il est devenu trop intello. Et les gens se sont plaint qu’ils ne pouvaient plus danser dessus. Si on se projette en avant, j’ai pas l’impression que le rap puisse devenir trop intellectualisé. (rires) Ça sera toujours une musique populaire, puisqu’elle évolue constamment. Ça a toujours été une musique qui parle à la jeunesse, et sans doute d’une meilleure façon que toutes les autres musiques. Et d’un autre côté même si elle devenait appréciée en masse par les intellectuels, ça ne serait pas une menace. Pour moi il devrait y avoir des intellectuels dans chaque genre de musique.

Quand tu vois Killer Mike à la Maison Blanche ou GZA qui donne des conférences universitaires, tu te dis que le rap est finalement accepté en tant que forme d’art à part entière ? 

Je ne suis pas sur que le monde entier l’ait accepté comme tel. L’Amérique par exemple commence tout juste. Et elle devrait comprendre combien le rap est sa forme de littérature la plus moderne qui soit. Je suis sûr que pas mal de gens deviendraient dingues en m’entendant dire ça, mais pour moi il n’y a pas de forme de documentation sur la société américaine plus détaillée et pertinente que le rap. Pour le meilleur ou le pire. Et je crois que les gens commencent à peine à réaliser ce que font les lyricistes. Même si des fois ils ont une grammaire qui bugge. (rires)

Beaucoup de rappeurs jouent avec les mots, mais il y’en a peu qui utilisent leur sens caché.

J’ai grandi avec ça. Ma mère m’a sensibilisé à l’écriture très jeune. Tu as commencé l’interview en précisant que je suis un producteur et un MC. La raison pour laquelle on joue à ce festival ce soir, c’est que je me bats contre le fait que les gens réduisent le rap à un beat avec des rimes par dessus. Il n’y a pas d’autres genres musicaux qui se voient réduits de la sorte. Je suis un artiste hip-hop, et en tant que tel, j’accorde de l’importance aux paroles, à la cadence, aux harmonies, aux accords, à la mélodie… bref, à la musique ! Et plus on fera ça, plus on jouera dans ce genre de festivals, et plus les intellectuels apprécieront cette forme et la considéreront de façon sérieuse. Les fans diront « dope beats, dope rhymes ». Les journalistes et la foule aussi. Mais les critiques vont se demander si ce dont tu parles dans tes paroles est vrai ou pas… Il n’y a que le rap qui soit sujet à ce genre de questions.

C’est vrai qu’on ne demande pas à Tom Waits si il est chanteur, poète ou musicien par exemple.

Voila, juste le rap ! On ne demande pas ça à un chanteur de folk… On doit sortir de ça, de cette étiquette « beats + rimes ». Je dis toujours qu’il y’a  plein de producteurs qui font de meilleurs beats que moi, qu’il y’a plein de emcees qui ont de meilleurs paroles que moi, mais il n’y a pas beaucoup de gens qui font de meilleures chansons que moi. Voilà ce que fais : je fais des chansons.

 

« 2pac était à la fois jésus et les romains qui l’ont crucifié »

 

Tu parles dans tes chansons de religion sans jamais être prosélyte. Un de tes labelmates, Ras Kass, a fait un album intitulé How to kill God. Tu as écrit « Yeezus Was A Mortal Man ». Est-ce que selon toi, l’humanité rend Dieu mortel à partir du moment où elle commence à tuer en son nom ? 

(il réfléchit) Oui et non. Ma chanson « Yeezus Was A Mortal Man » avait un double sens, une fois de plus. Le sens islamique, au départ, puisque la différence entre islam et christianisme est que les chrétiens pensaient que Jésus n’était pas le fils de Dieu mais un homme mortel quand ils ont tenté de le crucifier. Et bien sûr une référence à Kanye quand il s’auto surnomme « Yeezus ». C’était une façon de dire qu’il reste un homme comme les autres. C’était pas un diss, juste un fait : c’est un humain.

Ensuite, dire qu’on tue au nom de Dieu est pour moi un oxymore. Une hypocrisie. Je dirai que dès que l’on parle de « tuer au nom de Dieu » le focus est sur l’Islam, ce qui me semble biaisé et injuste. On vit dans une ère de communication et de mass média, où les tueries perpétrées au nom de l’Islam, que la majorité des musulmans condamnent, sont magnifiées par les médias. Les tueries au nom de Dieu qui se sont passées au nom d’autres religions n’ont pas le même écho. Il n’y avait pas YouTube pour documenter ça il y’a des siècles mais c’était sans doute bien pire. Je ne dis pas que l’une est moins condamnable que l’autre, je dis que les êtres humains ne sont pas différents les uns des autres. Et les mêmes atrocités qu’un infime groupe de musulmans commettent de nos jours peuvent résonner avec celles des chrétiens en Europe il y’a des siècles.

J. Cole a écrit que si 2pac était Jésus, alors Nas a écrit la Bible. Au final qui est l’Antéchrist dans le hip-hop ? 

(rires) Je ne sais pas qui pourrait être l’Antéchrist, mais comme on a parlé de religion, je dirai que l’homme c’est le Ying et le Yang. Pour chaque homme ayant le potentiel de faire le bien, il y en a un face qui fait le mal. L’album de Kendrick Lamar How To Pimp A Butterfly raconte par exemple cette dualité chez 2pac, dans son art. Ce conflit interne qui le conduit à son propre meurtre. Si pour J. Cole 2pac est Jésus, alors il était aussi à la fois les Romains qui l’ont crucifié.

 

Large Up à Daniel de MindFeederz. Promis, on fera plus court la prochaine fois. Oddisee est en concert à Paris, à la Bellevilloise, le 6 octobre prochain.

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