Laurent Rigoulet : ‘Faire ressurgir les fantômes qui habitent cette musique’

mercredi 16 novembre 2016, par Robin Berthelot. .
Saisir l’Histoire tant qu’elle est à portée de plume. Alors que le hip-hop est un mouvement relativement jeune dont la plupart des acteurs originaux sont toujours en vie, certains pans de sa genèse restent malgré tout couverts d’un voile translucide qui peine à se lever. Raconter ce qui ne l’a jamais été en adoptant le point de vue des oubliés, c’est le défi dans lequel s’est lancé Laurent Rigoulet dans son nouvel ouvrage Brûle. Entretien.

« Brûle, chérie, brûle ». Il ne fait pas bon vivre dans le Bronx des années 70, enfer sur terre dévoré par les flammes que n’aurait pas renié Dante. Pourtant, au milieu de ces décombres, survivent quelques jeunes qui donneront naissance, peut-être sans le savoir, à une culture nouvelle : le hip-hop. Certains sont restés dans l’Histoire, d’autres non – perpétuant par là la tradition des perdants pas toujours magnifiques.

Ce récit, c’est celui de Brûle, premier roman réussi de Laurent Rigoulet, qui revient sur les origines de ce mouvement désormais partout mais aux débuts encore méconnus. A l’heure où la culture mainstream sonde aujourd’hui plus que jamais cette histoire oubliée (voir la tiédasse The Get Down), le livre constitue un essai salutaire sur le sujet. Processus d’écriture, place de l’ouvrage dans la nébuleuse culturelle sur la genèse du hip-hop, sources d’inspiration… L’auteur nous explique en quoi son oeuvre a permis de combler un vide.

SURL : À peu de choses près, la sortie de Brûle coïncide avec la diffusion de la série The Get Down sur Netflix et du téléfilm The Breaks sur HBO. Vous sentez, ces derniers temps, une volonté de remonter aux origines du mouvement hip-hop ?

Laurent Rigoulet : J’ai été à vrai dire assez surpris, et pas forcément agréablement, quand j’ai appris que Baz Luhrmann préparait sa série. Ça fait depuis le début des années 90, à l’époque où je travaillais à Libération, que je retourne, obstinément, vers cette histoire, parce que j’avais compris à l’époque qu’elle était totalement oubliée. Que les pionniers du rap, dont on entend beaucoup parler depuis quelques années, leur histoire était enfouie. Je les ai retrouvés, les uns après les autres. J’ai fait des articles, dans Libération et Télérama, j’amassais des choses. Et l’an dernier, je me suis décidé à le faire, j’avais envie de raconter cette histoire, et au même moment, quand j’ai signé mon contrat d’édition, j’ai appris que Luhrmann préparait cette série. Ça m’a fait beaucoup d’effet, car je me suis dit que je ne pouvais pas arriver six mois après lui, après avoir passé 25 ans de ma vie à rassembler des documents. Ça m’a aidé, d’une certaine manière, à le sortir vite et à l’écrire de cette façon-là.

Est-ce qu’il y a un besoin de raconter cette histoire ?

Déjà, ce qui m’a frappé, c’est que cette série commence en 1977. Ça rejette à nouveau tout ce qui précède, toute cette période qui était ignorée. Ce qui est aussi intéressant, c’est Baz Luhrmann commence la série par un graff qui dit grosso modo « des ruines naît l’espoir ». Moi, j’avais envie de commencer avant, de raconter l’histoire assez tragique des gens qui inventent quelque chose, qui disparaissent, et d’une ville qui va continuer à plonger dans la misère.

Cette tendance, c’est aussi parce que le hip-hop est devenu aujourd’hui une culture mainstream ?

Elle l’est depuis le début des années 90, donc il s’est passé une vingtaine d’années avant que les uns et les autres se décident à la raconter. Je ne sais pas pourquoi tout arrive en même temps. Il y a aussi un livre qui est sorti qui était très attendu, qui s’appelle City of Fire, et qui raconte aussi le New York de ces années-là. Je pense qu’il y a maintenant une sorte de nostalgie de ces années-là. Maintenant, New York est devenue très banalisée, très sécurisée, très propre. Il y a peut-être une nostalgie de certains pour le New York de ces années-là, une ville crade, violente, dangereuse, hyper créative.

 

« Rendre hommage à ceux qui sont, dans leurs forces et leurs faiblesses, les héros d’une époque »

 

Pourtant, le hip-hop a été très peu traité en littérature, en tout cas sous une forme romanesque. Vous-même, en investiguant, vous aviez peur de tuer le mythe, en vous frottant à certaines de vos idoles ?

Pas vraiment. Et la forme du roman me permettait de ne pas tomber de haut, je pouvais donner aux personnages la dimension que je voulais. De rendre hommage à ceux qui sont, dans leurs forces et leurs faiblesses, les héros d’une époque. J’espérais plutôt donner au mythe une vie, lui donner une force.

Justement, étant donné que le sujet a été peu traité en littérature, vos références étaient plutôt cinématographiques et télévisuelles ? Vous parliez plus tôt de The Wire, à la lecture de Brûle, on peut aussi penser à Spike Lee et des films comme Do the Right Thing et Jungle Fever. Ce sont ces références-là qui vous avaient guidées ?

Je ne crois pas. Evidemment, les événements relatés dans le livre sont ceux qu’on retrouve chez Spike Lee – dans Do the Right Thing, à la fin aussi, ça brûle – mais pour moi, c’était plutôt question de style. Le seul écrivain que je pourrai citer, et qui a eu une importance dans la construction du livre, c’est Fitzgerald. Pourquoi lui ? Parce que Gatsby le Magnifique est construit de cette façon-là. Il y a un narrateur qui est proche du héros, et celui-ci prend sa stature à travers le récit du narrateur. Pour la première fête du Bronx, j’avais toujours à l’esprit la première fête chez Gatsby, même si dans Brûle, c’est raconté différemment. Pour moi, à sa manière, Kool Herc était Gatsby.

Pour continuer sur F. Scott Fitzgerald, était diffusée l’an dernier une série signée, comme The Wire, par David Simon, Show Me A Hero. La série tire son nom d’une phrase de Fitzgerald : « Montrez-moi un héros et je vous écrirai une tragédie. » On retrouve là encore des parallèles avec Brûle, puisque vous donnez une réelle importance à l’architecture de la ville, à l’urbanisme.

Quand j’ai vu Show Me A Hero, qui se passe à Yonkers, c’est-à-dire juste à côté du Bronx, ça m’a sidéré de voir que ce dont je parle dans le livre et qui se passe dans les années 50 – les Blancs qui manifestent de façon extrêmement violente pour empêcher les Noirs de venir vivre dans leurs quartiers – existait encore dans les années 80. Avant de voir la série, j’ignorais qu’à cette époque-là, tout ça existait encore. Quand Martin Luther King a été assassiné en 1968, ça faisait un an qu’il avait quitté le Sud et le mouvement des droits civiques, pour s’installer à Chicago et protester contre la ségrégation économique et l’interdiction informelle faite aux Noirs d’accéder aux quartiers où il y avait les Blancs. Il faut voir les images des Noirs qui manifestent, des Blancs qui poussent des cris de singe. J’avais vu ça à l’époque de Do the Right Thing à Brooklyn, les manifestations. Il y a bien sûr des correspondances.

Comme vous le dites dans le livre, l’Histoire est une boucle infernale.

Et on n’en est pas sorti. Du tout.

Pour revenir à la mélancolie du livre, que l’on retrouve chez Fitzgerald, ça évoque également le film des frères Coen, Inside Llewyn Davis. Cette idée du type passé à deux doigts de la légende, à deux doigts d’être Bob Dylan. On retrouve dans le livre ce traitement des personnages ; c’est la génération d’après qui a eu les lauriers, qui a récolté ce qu’eux avaient semé.
Ça, c’est la grande tradition des losers magnifiques. Dans le film des frères Coen, que j’aime beaucoup, il y a la façon de raconter, drôle. Moi, je ne suis pas capable d’être drôle.

Ce que vous redites également, et que l’on ne dit pas assez souvent, c’est que le rap trouve avant tout ses racines en Jamaïque, et pas seulement dans la soul et le jazz.

Dans le livre, il y a Kool Herc, qui est clairement jamaïcain, qui a grandi là-bas, et a connu la naissance et la fabrication des soundsystems. L’une des phrases les plus présentes dans le hip-hop aujourd’hui, c’est « faites du bruit ». Kool Herc, en gros, c’était ça, son programme. Faire du bruit, comme à la Jamaïque, pour être entendu, faire vibrer la ville, manifester sa présence. Utiliser une forme de tchatche, posée sur de la musique qui est jamaïcaine, mais qui s’inspire elle-même des speakers noirs à la radio américaine. Grandmaster Flash, sa famille vient de la Barbade. C’est les Caraïbes aussi. Il y a une influence jamaïcaine, mais tout se mélange par la suite. Kool Herc, quand il arrive à New York, sa première idée, c’est qu’on ne le considère pas comme un jamaïcain. Il veut se débarrasser de cet héritage.

 

« J’avais envie qu’on sente sous le livre la trace de l’Histoire »

 

On parlait d’englober aussi l’urbanisme de la ville, de remonter jusqu’à la Jamaïque. Comme dans le livre documentaire assez conséquent Can’t Stop Won’t Stop, l’idée d’inscrire ça dans le temps long et dans un cadre large, c’est pour vous la seule façon de parler du hip-hop, de réellement le comprendre ?

Oui. Même si la forme romanesque me permettait justement de faire resurgir tous les fantômes qui habitent cette musique. Cette musique, elle est née dans le Bronx à un moment précis, mais elle est nourrie de toute l’Histoire noire américaine. C’est un temps très long. Je parlais plus tôt de la naissance du jazz à la Nouvelle-Orléans, à Congo Square, ça remonte à la fin du XVIIIème siècle. Non pas la naissance du jazz, mais le moment où les esclaves obtiennent ce jour de congé, où ils vont communiquer ensemble par la musique. Je n’ai pas voulu développer ça dans le livre, mais il y a des indications. J’avais envie qu’on sente sous le livre la trace de l’Histoire. J’ai écrit le livre à une époque où les gens vont beaucoup sur Internet, je sais que ceux que ça intéresse peuvent creuser. Mais je voulais que cette histoire soit présente, sans faire de détours trop appuyés.

Un autre aspect important du livre et de la culture hip-hop à l’époque, c’est tout ce qui concerne le graff. Celle-ci et les autres activités « piliers » du hip-hop étaient au départ très liées, avant de ne plus l’être du tout, ou presque. Selon vous, à quoi c’est dû ?

Ça n’aurait plus forcément de sens. C’est un mouvement qui existe à cette époque-là par des disciplines soudées aux autres. Chaque activité était une manière d’exister. Tout ça donne une forme d’expression collective, d’abord atomisée par le commerce, qui choisit le rap parce qu’il est formatable et facilement exploitable. Le graff est aussi exploité commercialement, mais par un circuit qui n’est pas le même. Ça ne peut pas durer éternellement. Ça flambe, ça retombe. Au bout d’un moment, les villes ne le tolèrent plus. A New York, la première initiative pour nettoyer la ville, ça a été de nettoyer les métros. C’était insupportable pour la ville d’avoir cette image-là. Les graffeurs ont quand même été beaucoup poussés dans la marge. Le DJing est aussi devenu autre chose, les musiques se sont entrecroisées. C’étaient des pratiques qui avaient grandi ensemble mais n’étaient pas appelées à rester et vivre ensemble.

Vous mentionniez plus tôt les débuts du rap français et NTM. Vous étiez là à ce moment-là, sur Radio Nova. C’est une histoire riche aussi, ça pourrait vous intéresser de la raconter ?

Ça aurait pu m’intéresser, mais je ne vais pas refaire deux fois le même livre. Comme j’avais pu interviewer Grandmaster Flash ou Kurtis Blow, j’ai souvent cuisiné Kool Shen ou Oxmo sur le terrain vague de La Chapelle. Je suis fasciné par l’histoire de cet endroit, j’habitais d’ailleurs juste à côté. Je pense que cette histoire va être racontée, je peux pas trahir de secrets, mais ça ne sera pas par moi, des gens s’y intéressent. Et j’espère qu’elle sera racontée.

Le livre Brûle de Laurent Rigoulet est disponible dans toutes les librairies et points de vente habituels.

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