‘We Got It From Here…’, le bouquet final de A Tribe Called Quest

jeudi 15 décembre 2016, par Sagittarius.

La dernière fois que les légendaires A Tribe Called Quest ont sorti un album, c’était en 1998 avec The Love Movement, cinquième classique d’une discographie exceptionnelle. Putain, dix-huit ans ! Une frange du public portait des couches, mangeait ses crottes de nez ou salissait ses draps quand cet album est sorti. En cette sombre année 2016, voilà que le groupe fait son grand retour avec un sixième opus, le final We Got It From Here… Thank You 4 Your Service. Au grand complet s’il-vous-plaît et surtout, fidèles à eux-mêmes. Trop beau pour être vrai ? Et pourtant.

Peu de grands groupes de rap ayant écrit les plus belles heures des années 90 sont réapparus à la fin des années 2000/début 2010 telles des rockstars. Pourtant, en observant bien, il y en a eu, comme les Mobb Deep, le Wu-Tang Clan (du moins, surtout leur ombre caricaturée), les Beastie Boys avec Hot Sauce Committee Part Two et plus récemment les De La Soul avec and the Anonymous Nobody. D’autres subsistent en indépendant, de façon plus confidentielle, comme les D.I.T.C. ou les Public Enemy. On croise les doigts en entendant les rumeurs du retour du combo Pete Rock et CL Smooth, ou en espérant que les Outkast reviennent un jour redéfinir de nouveau les codes du genre.

Et le miracle se produisit

Un peu comme le rabibochage de parents divorcés, personne n’osait croire au retour des Tribe Called Quest ? Il faut dire que les coups de canif sur le contrat marital étaient nombreux. Jarobi était parti en cours de route acheter des clopes sans jamais revenir, Phife Dawg et Q-Tip se sont séparés en 99, Ali Shaheed parti s’encanailler avec les Lucy Pearl le temps d’un unique album… Il y a bien eu des reformations occasionnelles pour des séries de concerts en 2004, 2006 et 2008, ce qui a relancé le train de spéculations autour d’un nouvel album. Surtout que le contrat chez Jive Records stipulait six galettes. Rebelote en 2015 sur le plateau de Jimmy Fallon. Mais le temps passait, et rien. Jusqu’à ce jour soudain où Phife Dawg, qui souffrait depuis des années de diabète, nous quitte, le 22 mars dernier. Sa mort annonçait-elle la fin définitive des Tribe Called Quest, comme ce fut le cas des Beastie Boys quand Adam Yauch est décédé des suites d’un cancer ? C’est en tout cas ce que l’on pensait tous. Jusqu’à la seconde où Antonio L.A. Reid, patron de la filière Epic, annonce durant le mois d’Août 2016 l’arrivée prochaine d’un album tout neuf. Le 11 Novembre, jour férié chez nous, le miracle se produisit : We Got It From Here… Thank You 4 Your Service était à nous.

La joie et l’enthousiasme collectifs provoqués par ce miracle s’exacerbèrent d’autant plus que les premières écoutes furent très rassurantes (surtout après avoir halluciné en notant la participation de grandes personnalités « hors-rap » comme Jack White et Sir Elton John). C’est le grand retour, c’est réel, c’est officiel, authentiquement fidèle à leur esprit, à leur philosophie de toujours. Telles étaient les impressions dans la précipitation, voire l’excitation à n’en point douter. Cerise sur le gâteau, tous les membres sont présents pour nous faire vivre ce moment extraordinaire. L’entente entre feu Q-Tip et Phife Dawg est au beau fixe et Ali Shaheed, bien que moins impliqué que par le passé, est dans le coup également. Même l’ancien membre originel Jarobi est revenu pour la cause, avec le cousin Consequence (l’ex-rappeur de G.O.O.D. Music brouillé un temps avec Tip) qui avait participé sur Beats, Rhymes & Life. Sans oublier l’ami Busta Rhymes, membre honoraire des Native Tongues, qui retrouve un second souffle autour de ses vieux frères. Tous ces joueurs réunis telle une équipe soudée. Ils l’ont fait, et « The Space Program », qui débute la lecture, nous le fait réaliser.

« It’s time to go left and not right / Gotta get it together forever
 / Gotta get it together for brothers
 / Gotta get it together for sisters / 
For mothers and fathers and dead niggas / For non-conformists, one hitter quitters / For Tyson types and Che figures / Let’s get it together, come on let’s make it / Gotta make it to make it, to make it, to make it, to make it / To make something happen, to make something happen »

A Tribe Called Quest, version troisième millénaire

Naturellement, écouter un album inédit des Tribe Called Quest en 2016 crée une sorte de décalage. Entendre les rappeurs Q-Tip, Phife et Jarobi a ce quelque chose d’anachronique en soi. Mais on peut d’office ne serait-ce que reconnaître la beauté du geste, pour commencer. Nos idoles ont les cheveux qui grisent et le ventre qui prend du volume inéluctablement mais pas leur musique, ni leur message, ni leur technique. Essayez déjà de suivre le flow de Q-Tip sur l’ouverture « The Space Program« , vous serez essoufflés au bout de la cinquième rime. Certains eurent manifestement tort de les pousser vers la retraite après leur avoir collé l’étiquette « relique ». Pourtant, qui ça dérange de voir des groupes rock trentenaires comme les Red Hot ou Metallica sortir de nouveaux disques ? C’est justement avec une énergie très rock que le single « We The People » souffle un vent de révolte en cette période post-élection américaine qui attise dangereusement la haine et les discriminations de toutes sortes. Les ATCQ ont-ils senti le vent tourner ? C’est la question que l’on se pose quand Q-Tip chante sur un ton presque interrogatif ce refrain : « All you Black folks, you must go / All you Mexicans, you must go / And all you poor folks, you must go / Muslims and gays, boy, we hate your ways / So all you bad folks, you must go ».

Musicalement, Q-Tip, qui produit tout cet ultime opus, ne fait pas dans le jeunisme, ni dans le vieillot. En fait, We Got It From Here se situe dans la prolongation de son travail de production pour The Renaissance, le classique qu’il a publié en 2008. Il mêle à la fois sampling/beats et instruments live, qu’il joue lui-même (batteries et basses notamment) ou non. Il y a le rockeur Jack White sur « Ego » et Elton John crédité au piano de « Solid Wall Of Sound » (par le biais d’un sample de « Benny & The Jets« ). Après tout, l’anthologique « Can I Kick It » avait bien été conçu avec un sample de Lou Reed. Finalement, l’album sonne actuel… sans sonner ‘rap contemporain’. Dit autrement : du Tribe Called Quest version troisième millénaire. Cela se ressent dans la façon de structurer les morceaux comme des compositions de jazz, loin des schémas standards. Dans ce minimalisme hautement efficace, dans la manière de jouer les instruments de musique, ou à travers les passes de microphone entre Phife et Q-Tip, le choix des samples (le fameux Musical Youth sur « Dis Génération », le passage disco sur « The Space Program« , etc…). Les hybridations avec les genres musicaux racinaires (rock, jazz et même reggae sur « Black Spasmodic« ), c’est également du Tribe tout craché. On en viendrait presque à réclamer une instru jamais entendue de J. Dilla, il ne faut pas oublier qu’il a fallu (re-)composer sans lui car son décès a marqué la fin du pool de producteurs The Ummah. Peu importe, c’est parti pour une redécouverte haute en couleurs.

De retour comme s’ils n’étaient jamais partis

Beaucoup de chansons abordent des thèmes afro-centrés chers au groupe, que ce soit l’identité ou les violences, voire les meurtres perpétrés par les policiers sur des afro-américains désarmés. Leur pertinence fait mouche comme sur « Melatonin » et « The Killling Season » qui convie un Talib Kweli radical et la voix de Kanye West pour le refrain (où « they sold y’a » peut s’entendre « they’re soldier »). Les appels à la conscience de chacun et chacune sont lancés, afin de provoquer un réveil pour les prochaines années qui s’annoncent difficiles. Si Phife ne manque de s’en prendre aux moitiés de rappeurs, « Dis Generation«  fait la part belle à la nouvelle jeunesse hip-hop, mentionnant Joey Bada$$, J.Cole, Earl Sweatshirt et évidemment Kendrick Lamar, le californien qui a eu l’honneur de poser sur « Conrad Tokyo ». « Kids » est un autre exemple brillant de dialogue entre deux générations qui ne se comprennent pas, deux voix représentées par deux des meilleurs MCs de la planète : Q-Tip et Andre 3000 (oui, on est d’humeur à exagérer, et alors ?). La collaboration avec l’autre sensation Soul/R&B Anderson .Paak sur « Movin Backwards » est un autre signal très positif de bon goût, tout comme le message de cette chanson qui donne un regain de motivation pour aller de l’avant. Puisque The Abstract se permet une petite poignée de tracks « solo » (« Ego » ou le peu intéressant « Enough !! » avec Marsha Ambrosius), « Mobius » est une piste qui partage le temps de parole entre Consequence et un Busta Rhymes qui se rétablit d’une période de disette. Ça fait du bien de l’entendre revigoré grâce à ses amis de longue date et non pas la bande de YMCMB.

Sûr que Phife est l’élément indispensable à We Got It From Here. Le rappeur du Queens a disparu en plein enregistrement, sachant qu’il en était l’élément déclencheur avec Busta. Pour Jarobi White, « c’est ce qui l’a tué ». Il a mis toute son énergie dans ses performances, et il suffit de l’écouter pour mesurer la hauteur de son talent et l’ampleur de son implication. Comme ça fait plaisir de l’écouter échanger avec Kamaal. Tout ce sixième album lui rend hommage, particulièrement deux morceaux : « Lost Somebody », avec un Jarobi touchant, et « Donald«  pour Donald Juice, un des nombreux sobriquets de Phifey, avec 5 Food Assassin, Trini Gladiator ou encore le Funky Diabetic. Sa disparition n’a pas empêché Q-Tip, Ali, Busta, Cons et Jarobi de poursuivre l’aventure en se serrant les coudes et terminer la conception de l’album avec détermination. Phife Dawg en est resté le moteur spirituel.

Quelques semaines après sa sortie, on a encore du mal à réaliser ce qu’il se passe avec cet album. Alors que The Renaissance sortait lorsque Barack Obama venait d’être élu, We Got It From Here… Thank You 4 Your Service arrive pile à la fin de son second mandat avec des morceaux pour faire face à l’indésirable successeur que nous connaissons tous désormais. Et qui parvient à se hisser au sommet des ventes, un vrai miracle vous dit-on. On peut difficilement conclure autrement qu’en leur disant un grand merci. Reste à savoir si l’Histoire se souviendra de cet album final des Tribe Called Quest comme d’un très grand disque, autrement qu’en l’état actuel : hors du temps et inter-générationnel.

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