Doja Cat, Kanye West et l’intimité des réseaux sociaux : piège ou atout ?

mardi 4 avril 2017, par HIM.
L’omniprésence de la communication et la pénétration des réseaux sociaux dans nos vies nous ont rendu plus proches que jamais des artistes que nous écoutons. Entre les photos de studio, les caméras en concert et les 140 caractères bavards, il n’est pas rare d’avoir un œil en temps réel sur ce qu’un artiste porte en gestation. Véritable aubaine pour certains, cette nouvelle proximité soulève aussi de nombreuses questions sur l’évolution du rôle de public. Etude avec cas d’application sur la californienne Doja Cat.

La cité des anges, Los Angeles. Avec ses plages de sable fin, son soleil agressif et ses terres où même les gangs ont l’air de faire la fête, L.A. reste l’un des endroits les plus importants pour la création et plus globalement la culture. Nombre d’artistes y emménagent d’ailleurs pour profiter de l’effervescence culturelle de ce coin de Californie. Ici vit Doja Cat, l’une des pépites artistiques que les Internets savent oublier aussi vite qu’ils l’ont encensée. Une ovni en toute vérité. Vous ne la trouverez très certainement pas dans les rubriques intitulées autour de variations de « artiste à suivre en 2017 ». Bien qu’encore peu connue, elle a délaissé dans le cœur de certains la case rookie en 2014 pour remporter la palme d’or. Avant de disparaître un peu mystérieusement. Éclectique dans son travail avec un petit grain de folie, la chanteuse r&b a en fait su se faire oublier pour parfaire son travail artistique, sa création.

Flashback : en 2014 sortait une vidéo qui la propulsait au rang de jeune pépite à suivre. L’été était déjà bien en place et la langueur de ce clip allait susciter plus d’une attitude nonchalante pour se rendre au travail en saison chaude. « So High ». Peu après son premier EP qui reste son travail le plus connu, elle disparait de la vue du grand public qui l’avait connue avec ce titre, préférant sortir très régulièrement des chansons sur Soundcloud – sous le pseudo Amala – plutôt que sur un projet carré comme on peut s’y attendre.

Sauf qu’autre chose se trouvait là, si secret et si accessible à la fois. A y regarder de plus près, ses fans de la première heure ont en effet pu suivre la métamorphose et le changement qu’elle opérait, notamment grâce à une combinaison de réseaux sociaux savamment orchestrée. Pendant que DJ Khaled s’employait à rendre Snapchat encore un peu plus populaire, d’autres se filmaient dans leur chambre via Périscope. Ainsi fut le cas de Doja Cat, offrant aux yeux du monde des tranches très intimes de sa vie sur l’application.

Durant le mois de décembre 2016, elle a sorti un titre ravageur, « Daddy ». Pour l’occasion, on a pu la voir enregistrer en direct dans sa chambre, recevoir le beat (lorsqu’elle ne le compose pas), écrire dans un cahier, rapper et chanter ses passages, puis poster le tout sur Soundcloud quelques heures plus tard. Rebelote le 9 janvier ou pendant trois jours, trois chansons sont composées puis disponibles en téléchargement gratuit dans la foulée… Un vrai travail de stakhanoviste digne de Curren$y et autres Gucci Mane, documenté avec soin. Ce qui rend ce labeur si particulier, c’est la manière dont elle intègre chaque personne dans son processus de création. Que vous soyez un fan, ou un simple passant venu par curiosité vous avez-vous aussi droit à votre petite plongée omnisciente dans son univers.

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On pourrait largement épiloguer sur cette société de consommation et sa capacité à créer, puis consommer un produit en moins de temps qu’il n’en faut pour prononcer son nom. Mais écartons-nous un moment de la sociologie de comptoir. Concentrons-nous plutôt sur ce que signifie cette expérience, qui n’est qu’un exemple comme un autre de l’usage intensif des réseaux sociaux appliqué par la plupart des artistes que nous suivons.

D’abord, cette proximité a permis de supprimer un certain nombre d’intermédiaires qui nous permettent de recevoir la musique – encore l’essentiel, jusqu’à preuve du contraire – de manière directe et quasi-simultanée. Mettons-nous à la place de jeunes artistes à l’univers en formation mais déjà prometteur. Auparavant, l’apparente opacité de l’industrie musicale aurait pu décourager certains d’entre eux à vouloir apporter une réelle différence, et aurait pu plutôt les inciter à se fondre dans un moule.

Quelle joie pour eux de découvrir avec les outils de communication d’aujourd’hui qu’ils ne sont pas seuls, et que déjà à petite échelle, un public peut les suivre et se sentir aussi touché par leur musique que par celle des gros noms de la radio. Ainsi fut-il pour des collectifs comme Odd Future, Awful Records – dont la fanbase a été un temps soupçonnée de n’être constituée que de blogueurs – ou le crew transdisciplinaire et barré de Saint Louis HELLA. Par cette proximité du public, chacun peut se sentir inspiré à affiner et affirmer son spectre musical. La création devient plus que jamais riche de styles divers et variés – le nombre impressionnant de sous genres dans le rap d’aujourd’hui en atteste.

En contrepartie, le public ne devient plus seulement auditeur mais aussi acteur et, dans une certaine mesure, directeur artistique. Dans l’expérience de Doja Cat, qui peut affirmer que la création de la demoiselle n’a pas été affectée par les réactions vives ou impulsives d’un twittos ayant suivi l’enregistrement de près ? D’un autre y allant de son commentaire après être tombé sur le stream par hasard après avoir enchaîné les bières dans son pub préféré ? Cette nouvelle proximité rend sans aucun doute la bulle dans laquelle s’enferme l’artiste pour créer plus perméable. Dans quelle mesure cela s’ajoute-t-il aux sollicitations extérieures qui exercent déjà leur influence lors de la phase de création ?

Alors que beaucoup d’artistes partagent avec leurs fans des instantanés de moments en studio, on peut imaginer que dans peu de temps, quelqu’un aura l’idée – si ce n’est déjà fait – de demander des avis en direct sur un couplet en cours d’enregistrement. A la question de l’attitude parfois un peu voyeuriste que cela entraîne s’ajoute celle de la responsabilité du public sur des réactions reçues à chaud et sans filtre par l’artiste. Cela vous dit vaguement quelque chose ? Repensons à Kanye West, qui a effectué plusieurs mises à jour de son The Life Of Pablo après sa sortie pour corriger des détails de mixage ou rajouter un track (« Saint Pablo ») destiné à s’expliquer auprès de ses fans.

A trop suivre l’adage « communiquer pour exister », il est indéniable qu’une part de la magie liée à la création finisse par s’effilocher. Comment être saisi à la gorge par un featuring inattendu entre deux grosses pointures quand l’évènement est teasé depuis six mois à coups de photos en studio et d’extraits vidéos ? Aujourd’hui, celui qui suit de près l’actualité de son artiste préféré peut sans mal devenir qui seront les invités de son prochain album, les thèmes qu’il abordera et le moment où il sortira.

D’un autre côté, cette implication d’applications comme Périscope, Instagram et autres permettent sans aucun doute à court terme une meilleure compréhension du travail de l’artiste. Et répond de facto en partie aux questions portant sur la direction d’une carrière, d’un single ou d’un album. Derrière le produit culturel en lui-même, le morceau n’est plus en soi exceptionnel mais c’est la personne dont le travail est célébré qui devient plus que jamais primordiale. Et qui a désormais la possibilité de nous donner l’illusion que nous sommes là, à ses côtés en tout temps et à toute heure. Avec les pouvoirs et les responsabilités que cela implique.

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