Guizmo, la voix de la vraisemblance

mercredi 20 septembre 2017, par SURL. .

En 1997, Shurik’n et Akhenaton dressent le portrait du quotidien redondant de jeunes de cité. Ils peignent une jeunesse en perdition, à la routine emplie d’une banalité froide, « des mecs qui pour 20 000 de shit se déchirent », « des mecs coulés par le désespoir qui partent à la dérive ». Le mot « peindre » est de circonstance, tellement l’on assiste à l’apogée du naturalisme dans la musique urbaine ; neuf minutes de sincérité pure, sans trucages, sans fioritures, comme s’ils décrivaient une photographie. Une sorte de story-telling visuel à la sauce Groupe f/64. Bref, « Demain c’est loin » est né ; Guizmo aussi d’ailleurs. Il n’a que six ans à l’époque. Flash-back.

Élevé de villes en villes, de département en régions et de régions en capitale, Guizmo est un itinérant sans frontières. Pourtant, il le dit lui-même : « Paris ou Marseille dans le fond c’est la même, on s’éternise à faire du fric car il en faut plus que la veille. » tiens, ces mots résonnent déjà avec ceux d’IAM. Rien d’étrange, il écrit ses lignes sur un morceau-hommage à celui cité plus haut, comme pour marteler une fois de plus la France de la banalité morose que vivent les jeunes de quartier. Il y dresse le portrait d’une génération en perdition, qui préfère s’oublier par l’ivresse et la drogue plutôt que d’affronter leur dure réalité et les galères qui la composent. Une bande de jeunes à la routine morbide, le préfixe « mor » est de circonstance ici, car là où IAM voyait le lendemain comme un temps lointain, Guizmo, lui, le voit bien comme un temps mort.

Derrière sa figure de chien errant se trouve une âme torturée ; loin des clichés ambiants, ce n’est pas le poète maudit à la sauce emo-gothique, c’est le poète maudit par l’environnement qui l’a façonné, lui et sa verve, maudit par sa bonne étoile qui explosa en plein vol quand il aurait fallu qu’elle rayonne de sa plus belle lumière. Entouré des meilleurs rappeurs du moment, validé par certains et envié par beaucoup, Lamine Diakité a connu un destin tragique, tant dans sa musique que dans sa vie. Avec cinq projets solos à son actif, il était même le premier membre de L’Entourage à se lancer dans le grand bain juste après avoir connu un succès d’estime avec les Rap Contenders. Un succès prématuré à l’époque où le rap français se voit changer de direction ; un talent brut qui vomit la vérité comme les murs vomissent la pisse, voilà ce qu’il est. C’est l’enfant seul fécondé par le vice, celui qui se dresse sur la place publique pour y chanter l’amertume ; Tandem serait fiers. Alors on se réunit autour de lui, on doute forcément au début, jamais assuré d’un certain plaisir, mais on y prend goût rapidement si on aime les belles lettres, les douces notes et les vrais sentiments.

TOUT HOMME QUI POSSÈDE SON ALPHABET EST UN ÉCRIVAIN QU’IL NE FAUT PAS MÉCONNAÎTRE

Octobre 2011, presque six ans déjà : Guizmo sort des ruelles sombres de Villeneuve-la-Garenne pour sortir Normal, son tout premier album, distribué exclusivement en Fnac par l’entremise de sa signature sur le label Y&W. Via ce premier et ambitieux disque de quinze titres, Guizmo semble nous indiquer que sa carrière s’inscrira en compagnie des têtes pensantes de L’Entourage. Drogue, dépendance à l’alcool, sexe et amour du rap : son univers se dessine à travers une production maîtrisée qui le voit offrir à l’auditeur une première approche vers son talent encore brut. Il ouvre l’opus sur un sample de « Did you Hear What They Said » de Gil Scott Héron, histoire de redonner à César ce qui appartient à César. Le reste du projet se construit sur un mélange de boom-bap tantôt agressif, tantôt jazzy, porté par un égotrip permanent et une démonstration de technique sans faille. L’intérêt pour l’artiste naît surtout avec l’écoute attentive de certaines pistes : on pense à « J’te déteste » où Guizmo personnifie l’alcool en femme, à « Alcool et Bédo » où il peint son amour pour les deux choses qui lui vaudront prochainement d’être ce par quoi on le caractérise, mais surtout autour de trois morceaux qui amènent l’album dans la catégorie supérieure. Le mélancolique « Premier chagrin du jour » sur un sample de Françoise Hardy, le triste « J’ai du mal », et finalement ce qui deviendra la marque de fabrique de l’artiste, à savoir les sons fleuves, sans refrain, à la sauce Rohff et IAM, avec le monumental « Demer ».

Toute histoire à une fin, aussi tragique soit-elle. La course au succès avec L’Entourage voit sa fin arrivée, on ne reviendra pas dessus ici, inutile. Quand certains y voient la plus grande erreur de sa carrière, au vu du succès phénoménal de Nekfeu aujourd’hui, d’autres y voient une transition totale de l’ex rappeur venu pour faire ses preuves vers l’artiste confirmé, nouvelle voix des ghettos sombres.

« LA BANQUISE » ET « C’EST TOUT », HUILES SUR TOILE

Chasser le naturel et il revient au galop, a-t-on l’habitude de dire. Abandonné par des auditeurs qui ne le considèrent plus que comme un alcoolique sans avenir dans la musique, Guizmo ouvre le bal sur « Besoin d’exister », extrait de son deuxième opus La Banquise. Introspection et nostalgie, il aborde des thèmes biographiques avec une nonchalance qui frôle la froideur des halls. L’album est dans son ensemble réussi, car même les morceaux ego-trip parfois redondants sur Normal relèvent ici le niveau à hauteur des espérances. Il n’a gardé de son ancien opus que ce qui lui avait valu d’être autant apprécié par les piliers du genre, à savoir une technique implacable qui peint au naturel ses tourments, ses troubles, et met en évidence la laideur des vices dont il est devenu l’esclave à force de s’y rattacher pour vivre un jour de plus. Le CD coule tout seul, on est parfois surpris, les prises de risques sont là sans aucun doute, puis surgit de l’ombre un classique : « Ma haine est viscérale ». L’apothéose. Le sample d’« Aria de Syrna » de Saint-Preux sert de chevalet au peintre pour dessiner son autoportrait, crade, sale, marqué par son vécu, mais naturel, vrai. On pourrait citer des dizaines de rimes tant le texte déborde du style de son artiste, autant les appréciez avec ses notes de piano. On y reviendra.

« C’est peut-être mon destin, laisser ma trace et crever vite, me retrouver face à c’que j’évite. » Le projet C’est Tout, son deuxième de l’année 2012, marque un tournant dans sa carrière : les ambiances s’assombrissent, les sons s’allongent et notre cœur s’alourdit. « Le Bus » voit l’auteur s’offrir le luxe du story-telling, et pourrait même être l’univers parallèle d’« Un cri court dans la nuit » d’IAM, encore eux. Il y narre un de ces trajets de nuit, où l’on rencontre différents types de gens, du mec qui revient de boîte à l’autre qui part au boulot ; Guizmo montre toute l’ambivalence d’un simple engin à 4 roues au travers de rimes plus vraies les unes que les autres. Il aime le répéter, il ne rappe pas la rue il rappe la vie, et sous sa plume celle-ci n’a jamais été aussi bien décrite depuis un bon bout de temps. S’ensuit « Le Café », un récit sociologique sur fond d’harmonica. Le naturalisme réfute l’idée d’un héros naît du « pur esprit », comme disait Zola, bien au contraire il est le cœur même de son temps, le fruit de son époque, un individu fait comme vous et moi « qui trempe dans un milieu dont il est pénétré à chaque heure ». Quand Guizmo introduit son héros, Lucien, il le peint selon les codes d’une certaine littérature du 19ème, c’est-à-dire dans sa représentation la plus vraisemblable, lavée de toutes formes de décorations empruntées à la fiction. Il raconte son héros dans sa vérité, pas dans ce qu’il pourrait ou aurait pu être, il le retranscrit au millimètre après l’avoir observé au comptoir. Il reproduit la même chose sur les trois derniers morceaux de l’album, qui portent l’opus dans la catégorie des chefs-d’œuvre du genre urbain. « My Gun », « Entre dans mon monde » et « C’est Tout » sont les portraits les plus réalistes de leur auteur, qui se voit se faire sur lui-même l’exact travail qu’il a fait sur Lucien ; une observation attentive des détails qui composent l’ensemble pour en traduire une silhouette naturaliste, qu’on s’empresse d’écrire pour en révéler la beauté cachée. Il brouillonne sur le premier, arrondit les angles sur le deuxième, concluant le tout sur un morceau fleuve de huit minutes, éponyme, biographique. Il y rajoute sa vision du monde, avec les bassesses de l’amitié, la corruption des élites qui offrent un système erroné pour les générations qui s’y rattachent, la maladresse de sa vertu face aux formes aguichantes du vice, la pauvreté textuelle des MC’s depuis qu’ils ont signé et le travestissement des autres pour en avoir une. Le tout sur un sample de l’anime Saint Seiya, histoire de donner à ce récit naturaliste un semblant d’épique nostalgie.

Guizmo-surl bobby dollars

« Il me reste encore des sacs à vider, ce n’est pas en trois albums que j’vais pouvoir tout raconter et tout évacuer, nous confiait-il lors de notre première rencontre en 2012. Mais c’est vrai que plus je me livre, plus je me raconte, plus je m’ouvre aux gens et plus je m’allège de toute cette petite rancoeur, cette petite rage qui animait mon quotidien à mon époque. » La Banquise et C’est Tout avaient mélangé intelligemment les diverses facettes de leur artiste pour en donner un résultat plus ou moins abouti ; Dans ma ruche, sorti deux ans plus tard, est un produit de synthèse raté.

COINCÉ ENTRE DEUX MONDES

Fin 2014, Guizmo est donc de retour en solo après la parenthèse Jamais 203 (avec Mokless et Despo Rutti) l’année précédente. Dans ma ruche est un 19-titres qui le voit se scinder en plusieurs mondes musicaux opposés qu’il met difficilement bout à bout. Avec toute la palette musicale qu’il déploie dans l’album, on est tenté de reconnaître chez Guizmo une certaine polyvalence. Seul bémol : la direction artistique entreprise ne la met pas en valeur, faute de quoi la qualité en prend pour son grade, à tel point que se dresse l’impression malheureuse d’avoir affaire à une maquette. Entre le parolier-peintre sur « Demain c’est mort », le crooner sensuel sur « Bisou » ou encore l’essayiste musical de « Grimlin’z », on en prend plein la gueule mais pour, finalement, pas grand chose. Guizmo a beau jongler à merveille avec ses capacités sur une première moitié d’album, il rate tout de même le dénouement du tour en les faisant tomber une à une à ses pieds, laissant l’auditeur sur une grimace. Sa plus grande faiblesse se situe sûrement dans les refrains chantés, sa plus grande force dans les morceaux fleuves ; un mélange raté entre ces deux mondes ne peut donner qu’un produit mal calibré si la direction artistique du projet laisse à désirer. Pourtant, la première partie est construite d’une bonne manière, mais la coupure s’opère après le morceau-étendard « Demain c’est mort », piste 12 sur 19. L’album aurait dû s’arrêter là.

Pendant près de deux ans, Guizmo ne sort plus rien, à l’heure où la productivité dans le rap s’intensifie et qu’il faut s’y plier pour tirer son épingle du jeu – quelque chose qu’il avait su faire à l’heure où la nouvelle génération « attendait d’être prête pour sortir son premier album ». Le surnom l’Entouseul lui allait, finalement, bien. Il écume les salles de concert de France et d’ailleurs quand sa situation extra-professionnelle le permet, et nous le croisons même dans la petite ville du Puy-en-Velay et ses 20 000 habitants. S’en suivent quelques minutes de discussion touchantes, accoudées au bar, qui confirment tout ce que l’on pense – et décrit aujourd’hui – de l’artiste. « La rage, c’est quelque chose qui ne part jamais. La haine ça se soigne, mais la rage… je crois qu’elle est inscrite dans mes gènes, nous confie-t-il. J’ai cherché en vain à vider mes sacs mais je crois qu’en fait, ce ne sont même pas des sacs. Ça circule dans mon sang, c’est comme de l’essence pour moi. Au lieu de m’en débarrasser j’ai préféré apprendre à l’apprivoiser. »

Il fait son grand retour en juin 2016 avec la mixtape #GPG, pour « Guizmo Protège son Gang » et inversement « Gang protège Guizmo ». Le projet n’a pas le succès escompté, si succès escompté il y avait. Il réitère ce qu’il avait essayé de maquiller sur l’album précédent, mais ici sans sourciller ; la direction artistique est plus que bâclée, le choix des morceaux est étrange même pour une mixtape. C’est pourtant le plus beau tableau que Guizmo ait peint jusque-là. Pourquoi ? Car il n’a rien maquillé justement, le projet est à l’image de son créateur : à l’envers, rempli de contradictions, troublant, fracturé, torturé, ambivalent, décevant, étonnant, bref, il est son dernier autoportrait en date et mérite d’être regardé comme tel. Le morceau « Attendez-moi » résume finalement assez bien ce que l’on dit sur ce disque ; sur une face B du track « I’m The Man » de 50 Cent, Lamine vide encore une fois son sac et nous amène dans ce qu’il sait faire de mieux : être touchant.

Un mois après la sortie de #GPG, Lamine nous offre un retour plus rapide que prévu avec « Mon CV » qui, comme le titre l’indique, a pour vocation de le dessiner dans son ensemble. Il en profite pour préciser que ce sera le premier extrait de son prochain album, on a déjà fait pire croyez-moi. S’ensuit « Grand Final » plus d’un an après, un « Demain c’est mort » volume 2, pour tout récemment sortir « Je n’sais pas quand ça finira », ce qu’il sait faire de mieux, avec en prime un refrain réussi. De quoi donnez envie à tous ses fans. L’attente est longue certes, mais n’assistons-pas à la renaissance d’un artiste ?

Céline disait que ce qu’on fait le plus souvent dans la rue, c’est de rêver. « C’est un des lieux les plus méditatifs de notre époque, c’est notre sanctuaire moderne, la rue. » À force de la raconter dans ce qu’elle est et pour ce qu’elle est, Guizmo a vu son environnement social dépérir autour de lui, il s’est vu perdre des proches, son avenir dans la musique se casser la gueule. Taxez le d’alcoolique ou de drogué, qu’à cela ne tienne, mais jamais d’être transparent, car il lui a tout donné. Il n’a plus rien à perdre il le dit lui-même, « tout à prouver, quitte à tous les trouer », car il sait que la moitié du rap français s’invente à travers une fausse identité de lascar. « Ils rappaient ma vie, j’étais écroué. » Lui, il a choisi la voie de la vraisemblance, de raconter la vie telle qu’il l’observe et de la retranscrire par un langage lavé de toutes formes stylistiques, car son style n’est pas naturel : il naît du naturel. De cette manière il chante la rue, la vraie, pas celle des clips mais celle qu’on vit quand on y marche. Il chante aussi la vie dans sa robe naturelle, nettoyée de la fiction, au point de pouvoir habiller la laideur de sa beauté cachée. Guizmo est le dernier des Mohicans, peut-être même – si seulement l’on osait – l’un des dignes héritiers de ce qui s’est toujours fait de mieux dans la littérature française. Sauf qu’il traduit le tout en musique – quel imposteur.

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