Et si… les médias prenaient enfin Booba au sérieux ?

jeudi 1 janvier 2015, par SURL.

À la base, on est pas censé cracher dans la soupe : mardi 12 novembre, nous avons été conviés au passage d’Eminem et Booba au Grand Journal de Canal+. Un moment assez divertissant, suffisamment en tout cas pour ne pas prêter une oreille hyper attentive aux échanges entre Antoine De Caunes et B2O. Avouons qu’en direct, tu te concentres plus sur (la météo de) Doria et les caméras qui peuvent te prendre en flag à tout moment que sur la pertinence des questions. Du coup, une fois l’émission bouclée, direction l’appart posé tranquille au calme, histoire de mater le replay de l’interview. Silence gêné… wait for it… toujours gêné. Tiens, une fois n’est pas coutume, un seul tweet suffit à résumer notre pensée, ça économisera des phrases superflues et trop vulgaires.

30 secondes déjà tristement célèbres. Une arrivée au son de Bouba le petit ourson, enchaînée par un mythique « Weeeeeesh gros, bien ou bien ? T’as vu tu kiffes ou quoi d’être dans mon hood ? ». Royal. Ah, on oubliait presque la première question qui transforme une banale punchline – « François nique ta reum-zer » – en déclaration de guerre à l’Elysée. Grand Chelem. Heureusement qu’on accueille pas Frédéric Mitterand sur les plateaux télé en évoquant ses voyages en Thaïlande, ou ce sacré Gégé Depardieu en clamant l’un de ses multiples dérapages verbaux. Puis laisse-nous deux minutes supplémentaires, que cette liste d’exemples s’allonge de dix lignes…

La suite ? Une succession de questions aussi fébriles que mal préparées. « Pourquoi vous ne produisez pas un album américain? », alors qu’un extrait de « RTC » produit par le chicagoan Young Chop vient de tourner à l’antenne.  Pas moins hors de propos que la question sur « l’exil américain »… les patrons en Belgique, les acteurs aux States et les sportifs résidant en Suisse, on en parle ? T’en veux encore ? Hop, un passage sur le racisme en France… Putain, le gars vient juste pour sa promo comme tous les autres artistes, mais faut qu’on lui rabâche des phases sur le FN gratos, sans aucun lien. Idem, cet éternel couplet sur les clashs avec Joey Starr et La Fouine – vidéos à l’appui hein, on fait ça bien – en espérant une réponse saignante capable de déglinguer le compteur de vues en replay.

Enfin, fallait pas s’attendre à ce que la fausse copie de Jude Law qui fait office de caution littéraire relève le niveau. Avant même que le premier son ne s’échappe de sa bouche, je redoutais la référence qui pue le formol : « Thomas Ravier+ Nouvelle Revue Française + Métagore ». Un article daté de dix piges. Dix piges, BORDEL. Merde, il aurait pu remuer Google 3 minutes de plus et innover en reprenant La Grammaire du Futur, mais non. Comme s’il fallait qu’un essayiste cautionne ses textes pour montrer au spectateur qu’au fond c’est pas si naze que ça, puisque validé intellectuellement. Tellement plus facile de répéter des insultes dans ce cirque, plutôt que de relater un couplet hommage à feu-Brams, par exemple.

morray

D’accord, on peut trouver des circonstances atténuantes à cette triste performance. Le Grand Journal reste une émission tout public diffusée à une heure de grande écoute, auprès d’un auditoire qui n’écoute pas forcément « RTC » en boucle. Le genre de programme considéré superficiel « accessible », destiné à capter le téléspectateur moyen pour ne pas le laisser bouffer les pubs des concurrents. Un bouillon de culture bien édulcoré, essoré par une programmation hyper étriquée qui jette aux ordures toute tentative de profondeur, qui violerait le « fun et le pep’s » de La Suite. N’empêche, la dizaine -oui, dizaine – d’auteurs talentueux qui assiste De Caunes aurait pu trouver plus original que demander à B20 de traduire « biatch » et « schnek », sans dénaturer l’ADN de ce show. Au moins on se marrait un minimum avec Le Compteur de Mots de Mouloud. Au moins, on savait à quoi s’attendre quand il dansait un slow avec Daphné Bürki ou que Denisot lui demandait le blaze du président. Enfin, c’est pas la première fois qu’ils se plantent magistralement là-bas, pas vrai Kevin Durant ?

LE GRAND JOURNAL

Seulement, même si c’est très facile de taper dessus, #LGJ ne constitue pas un cas à part. La tentative Dans le Sofa l’a prouvé peu de temps après, en pire. Pire, parce qu’il s’agit d’une émission spécialement consacrée au Duc, qui plus est diffusée sur le web, donc nettement plus segmentante. Une initiative louable, hangouts avec les fans et compagnie, qui devait logiquement offrir un spectacle plus abouti. Ouais, ben non, la prod a pioché un gars frileux qui ne connaît rien au son comme Fred de Sky.

Morceaux choisis, y’a qu’à sélectionner au pif pour déguster :

« Dans tes morceaux on peut entendre des punchlines sur des thèmes que tu aimes particulièrement : l’argent, les filles, les armes. C’est bien résumé ? – Euh, non ».

« C’est quoi ta relation avec les fans ? T’es proche d’eux ? – Ma relation avec mes fans ? Déjà je suis là, donc ouais »

« Booba, si tu devais trouver des points communs avec le Général de Gaulle ? – A part la taille … la casquette. »

Du côté de la presse, on trouve pas mieux, comme cette interview de Métronews qui rabâche encore les mêmes thèmes. Pour en revenir au #LGJ, Booba ne s’est pas fait prier pour commenter cet épisode dans les Inrocks avec sa franchise habituelle.

« Je ne suis pas en guerre contre les médias. C’est eux qui ont un problème avec moi. Quand on m’accueille au Grand Journal et qu’on me fait des wesh et du verlan et qu’on me sort mes pires punchlines, je vois bien qu’on me considère comme une caricature, c’est « voilà la banlieue qui arrive » : c’est pathétique. Idem quand le mec à côté de moi sursaute et fait comme si j’allais le frapper. Je suis resté tranquille derrière mes lunettes et j’ai fait ma promo. Je veux bien que ça les amuse de sortir mes lyrics les plus hardcore, mais faîtes au moins la balance, je n’ai pas écrit que ça. Même quand le mec de la rubrique littérature parle de la Nouvelle revue française, il sort une grosse punchline où j’insulte une grand-mère. Ça fait un peu flipper quand même. Ils ont montré des images de La Fouine, du clash, ils n’ont pas montré d’images de mes clips, ni de mes disques de platine, ni de mon Bercy qui était plein à craquer, rien. »

En d’autres termes, la sale impression qu’on invite Booba sur un plateau télé comme on invite une Nabilla : pour buzzer sur les Internets et viser un petit scandale pépère, ou au moins un acte qui fera écho dans les revues de presse. Sans respect. Sauf qu’à ce petit jeu, le casier d’Elie Yaffa parle en sa faveur : une carrière qui atteindra bientôt les vingt ans, plus d’un million d’albums distribués, des records de téléchargements, des tournées pleines à craquer. Surtout, une influence considérable sur plusieurs générations d’auditeurs, qui connaissent mieux ses textes que ceux de Molière. Oui, plusieurs générations, des anciens qui ressassent Mauvais Oeil à la classe « Numéro 10 / Boulbi / Garde la Pêche », jusqu’à cette nouvelle vague qui fout des « IZI » et autres « Bah Ouais Morray » dans ses memes et bios Twitter. De mémoire, on en connait pas dix qui peuvent se vanter d’un tel impact culturel. Pendant ce temps, certains ont gratté la Légion d’Honneur pour bien moins. Tiens, ça parle peu maintenant…

Il serait trop ambitieux d’exiger de ces gens qu’ils comprennent l’essence de sa musique actuelle, qui alimente le débat même entre auditeurs de hip-hop. Qu’il rappe de guns, de fric et de femmes :  au fond qu’importe, tant qu’il manie ces thèmes avec brio. Personne n’attaque Scorsese pour sa passion des gangsters et bandits, à ce qu’on sache. Bref, qu’on aime ou pas, il serait temps de considérer qu’un des chanteurs les plus bankables du paysage français puisse jouir d’un respect médiatique similaire à celui de ses pairs.

Malheureusement, malgré ses faits d’armes plus qu’honorables, sache qu’en 2013 ces médias généralistes ne prennent toujours pas Booba au sérieux. Ils ne s’étonneront donc pas qu’il continue de les voir en tout petit du hublot.

PS : On termine sur une bonne note. Le Dr House du PAF, Christophe Hondelatte, avait quelque peu redoré le blason de ses confrères, en l’invitant chez RTL, il y a quelques années. On peut pas dire que ça a progressé depuis …

Article recommandés

Stéphanie Binet, 25 ans de plume rap (2ème partie)
Depuis ses débuts, la culture rap est passée d’un petit noyau d’activistes et d’observateurs presque marginaux au genre musical le plus écouté de France. Un quart de siècle après ses premiers papiers…
Des punchlines de rap français à sortir au bac de philo
Le bac de philo, c’est maintenant – en l’occurrence demain, jeudi 15 juin. Par solidarité, on a une pensée pour les milliers de lycéens qui découvriront demain un vaste sujet…

les plus populaires