Stéphanie Binet, 25 ans de plume rap (2ème partie)

jeudi 31 août 2017, par Ken Fernandez.

Depuis ses débuts, la culture rap est passée d’un petit noyau d’activistes et d’observateurs presque marginaux au genre musical le plus écouté de France. Un quart de siècle après ses premiers papiers sur le rap, de Watts à la salle de concert de l’Elysée Montmartre, la journaliste Stéphanie Binet traîne toujours son dictaphone, son appareil photo et sa plume. Elle continue d’entasser les disques et de fréquenter les salles de tout Paris et aime narrer pendant des heures un concert, une rencontre ou un souvenir, avec la même précision et émotion qu’il s’agisse de Tupac ou d’un rappeur disparu. Deuxième partie de notre entretien fleuve avec la gardienne d’un patrimoine – la première partie, c’est ici. Vers le hip-hop, et au-delà.

Être journaliste rap, c’était mieux avant ? Différent, c’est certain. En plus de 25 ans, Stéphanie Binet ne peut que constater de profonds bouleversements dans son métier. Fini les invitations en avion pour les promos, les accréditations pipées, les contacts frontaux avec les rappeurs et la pression des reines majors. Adieu aussi les indispensables revendications sociales et sociétales pour les textes d’une nouvelle génération de rappeurs nourris aux réseaux sociaux et dont la journaliste pourrait être la maman. Les médias aussi ont changé, leur vision du rap évolue doucement. Le statut de ses journalistes, pas vraiment. L’éternelle pigiste, pour Libération et désormais Le Monde, a traversé ces mouvements, la passion comme seul carburant.

Et quand elle raconte tout ça, les anecdotes fusent. Demander son regard sur l’évolution du rap à Stéphanie Binet, c’est ouvrir une partie des grimoires de l’encyclopédie de cette musique. Un scénario parfois plus complexe que l’arbre généalogique de Game of Thrones dans lequel artistes, producteurs et médias s’entremêlent et dont elle a pu écrire les différents changements de roi du rap jeu. La journaliste dépeint aussi une société, à travers ses rencontres et ses récits, de Kendrick Lamar à Diam’s en passant par l’enlèvement de la mère de Booba. Une autopsie critique des médias, de la place de la femme dans un milieu viril dans lequel il faut sans cesse se réinventer. Deuxième partie d’un entretien fleuve bercé par plus de 25 ans de hip-hop.

Quel regard portes-tu sur l’évolution du hip-hop ?
C’est peut-être un tort, mais je suis très attachée au côté social ou sociétal du hip-hop parce que c’est comme ça que je l’ai connu, que je l’ai appris. J’ai de la chance, les gens qui m’ont transmis les valeurs du hip-hop sont les Last Poets, « If you don’t know learn, if you do, teach ». J’étais partie en tournée avec eux début 93 en échange de faire leurs photos de la tournée. Et puis je pense à Guru de GangStarr et son « You have to pay your dues, listen but never say you understand ». C’est grâce à Guru que j’ai fait ce tour des Etats Unis en 1993. Il m’avait présenté à N’Dea Davenport des Brand New Heavies. Elle venait de se marier à un anglais blanc et on discutait avec eux deux des mariages mixtes. Guru nous disait qu’il avait trop souffert d’être noir pour dire que « l’amour était aveugle au racisme ». J’ai eu la bêtise de lui dire que je comprenais. Et il m’a envoyé une décharge : « Tu ne peux pas comprendre, Stéphanie, tu es blanche, française, tu viens de la campagne. Ne dis jamais à un noir dans un ghetto que tu comprends, tu peux te faire tuer pour ça. » Alors je suis allée vérifier par moi-même, et je te jure sans exagération, pendant deux mois, toutes les semaines, j’ai vu un jeune noir se faire tabasser par la police. Oui en effet, Guru avait raison, je ne peux pas comprendre, je n’ai jamais subi cette violence dans ma chair, je n’ai jamais connu cette peur. Je ne peux qu’écouter et transmettre. Ensuite, il y a eu les textes de KRS One, de NTM, d’Assassin, d’IAM, d’Ideal J, de la Rumeur. J’ai fait mes premières enquêtes sur la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité grâce aux textes de La Brigade ou de Booba dans Temps Mort, et puis le « 365 Cicatrices » du Bavar. J’ai eu des gens qui m’ont vraiment formé au hip-hop, à son cadre et ses valeurs. À cette époque, des gens comme KRS One disaient qu’il fallait rendre l’intelligence cool, qu’il fallait étudier. Je pense que ce sont les conversations avec Ekoué et Hamé qui m’ont donné envie de reprendre mes études. Je trouve que cette culture évolue bien, elle est complètement intégrée au paysage mondial aujourd’hui, elle est très diversifiée. Je pense que si j’apprécie autant aujourd’hui autant la musique de Kendrick Lamar, c’est parce qu’il renoue avec toutes ces valeurs mais avec modernité. En juin 2015, j’ai eu beaucoup de mal à écrire un papier sur lui. Il m’a parlé du syndrome du survivant par exemple et c’est quelque chose de flagrant à Watts. Il me renvoyait à cette période, j’étais trop dedans. Les gens ne se rendent même plus compte qu’ils ont survécu à des trucs durs. Ils se sentent coupables d’être toujours en vie alors que les autres sont morts.

 

« Cette culture, on l’aime vraiment bien quand on la châtie bien, il n’y a que comme ça qu’elle progresse, dans l’adversité »

 

Tu as du mal avec la nouvelle génération ?
Non, j’essaie de la comprendre, c’est difficile pour eux. Nous nos ennemis étaient visibles, l’échiquier politique était clair. Le monde était moins cynique, il surfait encore sur l’idéalisme de 68. Les rapports humains étaient plus faciles, aussi, il n’y avait pas la virtualité des réseaux sociaux. Aujourd’hui, c’est dur pour votre génération. J’ai conscience aussi qu’il y a un décalage entre ce que je viens de vous raconter qui doit vous sembler la préhistoire et ce que vous vivez aujourd’hui. Vous êtes nés avec le rap, moi ça été une découverte, une conquête. J’étais une profane au début, les premiers fans de hip-hop ne m’ont pas laissé entrer dans leur temple comme ça. Il a fallu que je m’accroche. Il y a une chose que j’admire dans la nouvelle génération, chez le collectif L’Entourage par exemple ou PNL, et toute l’équipe 92i, c’est la compréhension de leur environnement économique, la manière méticuleuse dont ils gèrent leurs labels, leurs rapports avec les majors. Le rapport de force s’est inversé. Ce n’est pas eux qui, comme la génération précédente, vont se faire avoir par les contrats, les impôts… Après musicalement, j’ai eu du mal avec la trap qui joue sur la rythmique et les slogans, ça m’a un peu désarçonnée. Je m’y suis mise bien après la vague. En fait, je l’ai prise trop tôt en amont, parce que j’avais suivi le crunk, et puis le hiphy de la Bay Area. « Get Stupid », c’était leur mot d’ordre. Après quand il est revenu à Atlanta, ça m’a saoulée, et en France, je ne t’en parle pas.

Quelle évolution as-tu constaté dans le rapport des rappeurs avec les médias depuis tes débuts ?
Ils sont moins frontaux. Avant, disons de 1993 à 2002, dès qu’il y avait quelque chose qui ne leur plaisait pas dans un article, tu avais l’artiste très vite au téléphone au mieux. Au pire, ils débarquaient dans le magazine en bande et ça a pu être compliqué parfois à gérer. Pour éviter ça, dès que j’entendais dire que quelqu’un avait un souci avec un article, j’allais en parler avec lui directement dans un concert ou dans une soirée. Ne surtout pas laisser les malentendus s’installer pour des phrases mal formulées ou mal comprises. Et puis le rapport à la presse écrite n’était pas le même. Après vers 2002, il y a eu l’essor d’Internet, des réseaux sociaux, des forums, des Myspace et puis tout ce qui s’ensuit, et là plus beaucoup de retour. Plus de confrontation, d’explication. Au mieux, les mecs se défoulent sur les forums, sur leurs pages, au pire, ce qui est très contre-productif, ils boudent, ils ne veulent plus parler, et ça c’est vraiment très con parce que souvent les bouderies partent de rien. Diam’s m’a fait tout un fromage pour une phrase qu’elle n’avait pas comprise, pour des intentions qu’elle me prêtait… Je ne l’ai compris que quand on en a parlé toutes les deux, à huis clos. Heureusement à l’époque, elle avait une très bonne attachée de presse et une très bonne manageuse, et donc ça a pu se résoudre. L’entourage des artistes est extrêmement important. Aujourd’hui la plupart des artistes se sont professionnalisés. 80 % du temps, ça se passe plutôt bien, comme avec les autres artistes, mais quand ils ne sont pas contents, les artistes hip hop l’expriment beaucoup plus durement.

Tu sens le vent tourner dans le traitement du rap chez les grands patrons de presse ?
Les actionnaires, les directeurs de publications ont d’autres chats à fouetter que le rap. À la limite, on peut parler des rédacteurs en chef culture. Mais là, c’est pareil, ça dépend vraiment des personnalités de chacun. Ce qui est très agaçant, c’est ce recours systématique au rappeur quand il y a un problème dans la société. Quand j’étais à Libération, j’y ai pas mal contribué, fin des années 90- 2000 parce qu’à ce moment-là, les artistes étaient vraiment très en phase avec qui se passait dans les quartiers. Ils parlaient vraiment pour les sans voix, ils avaient une expertise que beaucoup de journalistes n’avaient pas parce qu’ils n’allaient plus ou n’étaient jamais allés dans les quartiers, et que oui le rap, était un moyen de rendre audible les thématiques liées à ces territoires enclavés. Ça a changé après les émeutes de 2005 (Clichy-sous-Bois) et de 2007 (Villiers le Bel). Et puis les artistes se sont éloignés pour se renouveler, pour se protéger, aussi je pense, « des problèmes sociaux, des problèmes cruciaux » comme disaient les NTM. Arrivés à un moment, j’ai trouvé les demandes des redac chefs trop systématiques, trop faciles et quand on a commencé à se tourner vers moi en comité de rédaction pour me demander le lendemain des attentats de Charlie : Stéphanie qu’est-ce qu’on a raté ? En sous entendant : « Qu’est ce qu’ils disent tes rappeurs ? » Là je me suis dit, ça ne va pas. Je ne peux pas demander à des artistes ce qui se passe dans la tête de fous furieux. Ce n’est pas à eux de répondre là-dessus. En fait, il n’y a pas de traitement du rap, pas plus que de traitement du rock. Il y a des chefs de service avec des affinités, et un lectorat cible (le nôtre au Monde est âgé, mais il se rajeunit sur le site) pour qui il faut écrire des articles qui vont les intéresser et qui font que le journal se vend. Donc, quand il y a des polémiques, de l’actualité, on me demande des articles. Moi j’essaie d’expliquer à chaque fois si ça vaut la peine ou pas, si c’est intéressant.

Ne penses-tu pas qu’il manque aujourd’hui un média spécialisé en France de dimension semblable à celle que prend cette culture ?
Il y a eu une presse rap spécialisée abondante et qui se vendait à la fin des années 90, mais elle a périclité. Elle s’est mis une balle dans le pied tout seule en multipliant les publi reportages, en se rendant trop dépendante des budgets pub des maisons de disques. Bien sûr qu’il manque un média papier, mais franchement, il y a beaucoup de sites qui font le boulot, ce sont souvent des gens issus de la culture hip-hop : SURL, l’Abcdrduson, le site de Koma de la Scred, Clique ou celui de la Rumeur. Le magazine Society fait plutôt de belles enquêtes, il y a des bons reportages. Oui ce serait bien un magazine qui réunirait tout ça : les bonnes chroniques de Thomas Blondeau, de Fofana de Libé, les interviews d’Olivier Cachin, le blog de Sindanu, les éditos de Sear, les coups de gueule de Madame Rap, le point de vue de Dolorès Bakéla, les provocations de Real Muzul et les reportages de Binet, mais est-ce que ça intéresserait les gens ? Est ce qu’il y a un modèle économique pour ça ? On coûte cher, on commence à se faire vieux. Parce que le principal intérêt d’une publication comme celle-là, en plus d’avoir des signatures de personnes passionnées de cette culture, c’est d’être indépendante, sans dépendre des budgets de pub des maisons de disques ou des marques, d’avoir la possibilité d’être « authentiquement » hip-hop. Cette culture, on l’aime vraiment bien quand on la châtie bien, et qu’il n’y a que comme ça qu’elle progresse, dans l’adversité. Il nous faut un mécène pour un Médiapart hip-hop.

 

« Un journaliste qui n’a pas de problèmes ne fait pas son travail »

 

Qu’est-ce que tu penses de la création d’Oklm ?
C’est très bien ! Son équipe fait plutôt du bon boulot, et c’est bien de proposer d’autres alternatives, de mettre en pratique ce qu’on prêche. Et puis pour le coup, ils sont en train de faire grandir une nouvelle génération. J’ai beaucoup de respect pour tout le côté entrepreneurial de Booba même si il me fait la gueule depuis 12 ans. C’est le seul qui a le droit de me bouder, d’ailleurs, j’ai été injuste. Même si au départ, il l’avait été lui-même. Sous prétexte que j’avais émis des réserves sur son album Panthéon dans une chronique, il ne voulait plus faire d’interview. Mais voilà, c’est le défaut aussi de ces artistes, qui sont en même temps producteurs de leur disque, ils prennent toute critique contre leur album pour « une tentative de les empêcher de vendre des CDs, de niquer leur bizness ». Je crois que c’est ce qu’il m’avait dit à l’époque. À la veille de la sortie de Ouest Side, sa mère avait été séquestrée par deux pied nickelés et j’ai interviewé le commandant de la PJ de Nanterre qui l’avait fait libérer. J’ai écrit un petit encadré dans le cadre d’une enquête sur le rap de rue que Libé a titré « Quand Booba appelle la police ». Je voulais montrer que les rappeurs étaient les premières victimes de ce qu’ils racontaient dans leurs textes. Je l’ai su que bien après mais contrairement à ce que m’avait dit le policier, ce n’était pas Booba qui avait appelé la police mais sa maison de disques. Alors en plus d’écrire sur ce qui venait d’arriver à sa mère ajouté au titre, pour le coup erroné, il l’a doublement mal vécu.Depuis il est fâché. Je pense que je l’aurai été aussi à sa place, je n’aurai pas apprécié non plus. Mais ce qui est fait est fait.

Ça t’arrive souvent ces frictions ?
Ça arrive oui, mais c’est pas les frictions qui m’intéressent mais le débat. Et ça fait partie de notre métier, un journaliste qui n’a pas de problèmes ne fait pas son travail. On n’écrit pas pour se faire des copains, mais pour donner des informations au lecteur. Ce qui est intéressant, c’est de faire avancer les choses, de faire évoluer la discussion. Je t’ai raconté au début de l’interview d’où je venais : je suis une provinciale, de parents modestes certes, mais qui ont grandi dans la France rurale. Mes premières années, je les ai passées dans une cité mais j’en ai une vision assez idéalisée en fait, je n’ai pas connu les grands ensembles. Quand je découvre le rap, je comprends l’urgence, la colère, l’énergie mais dans les textes, il y a des trucs qui me choquent, qui me font réagir, j’ai besoin de comprendre. C’est pour cela, que souvent, je vais le plus possible voir sur le terrain d’où viennent les artistes, où ils ont grandi. Dans les années 1990, 2000, les rappeurs sont en prise direct avec qui se passent dans les quartiers. Leurs paroles ne viennent pas de nulle part. Je me rappelle d’interviews passionnantes avec NTM sur leur titre « Police », avec Mehdi sur le rôle des médias, ou avec d’autres sur leurs propos homophobes, avec Diam’s, Princess Anies, Disiz, 113 sur les violences faites aux femmes, ou bien encore avec La Rumeur, sur l’immigration, les relations Nord-Sud. Avec Pit Baccardi, dans Groove, on a eu un long débat sur l’avortement. Et avec Kery James, carrément, nos différences de vision de la société a donné lieu à une série d’articles dans Libé hyper instructifs, du moins je trouve. Quand il s’est converti à l’Islam en 2000, je veux comprendre pourquoi, il ne veut plus mettre d’instruments à vents et à cordes dans sa musique, pourquoi l’Islam devient tellement important dans sa vie, pourquoi il ne veut pas serrer la main aux femmes… À cause de cette fameuse poignée de main, on a d’ailleurs fini par se fâcher J’avais écrit dans un article : « Tant qu’il ne me serrera pas la louche je ne lui servirai pas la soupe. » Il s’est vexé, ça a duré deux, trois ans. Et puis tous les deux, nous avons reconnus nos torts, et nous travaillons maintenant intelligemment.

Souvent, les frictions avec les artistes se résolvent parce que finalement, nous sommes tous viscéralement passionnés par cette musique. Les frictions, les pressions qui m’insupportent par contre, ce sont celles avec les majors ou les grands groupes. Celles-là sont vicieuses, sournoises et bien plus dangereuses. Ce sont des multinationales dont le seul but est de faire de l’argent. Ils n’ont aucun scrupule. J’ai même un avocat, qui devant leur mauvaise foi, m’a dit un jour, « à part leur envoyer le FLNC, je ne vois pas quoi faire ». Un directeur de label avait refusé de me payer un EPK [kit de presse électronique, ndlr] qu’un chef de projet m’avait commandé parce que j’avais osé publier une enquête dans Libération sur un de ses artistes (reggae, je précise) qui rackettait les associations avant de monter sur scène. En représailles, en plus de ne pas me payer, un attaché de presse du groupe m’avait raconté qu’il avait reçu un email envoyé à toute la major pour dire qu’il ne fallait plus travailler avec moi. Il arrive aussi que des jeunes employés de majors, moins expérimentés se fassent manipuler par leur hiérarchie. Un attaché de presse avait ainsi essayé de me convaincre qu’un single de leur artiste était à l’origine d’un règlement de comptes entre bandes dans l’Essonne qui avait coûté la vie à un gamin de 14 ans. Heureusement, j’ai vérifié auprès du juge qui instruisait l’affaire : aucun des témoignages n’allait dans ce sens-là. Tu te rends compte de ce qu’ils sont capables de faire pour faire du buzz et vendre des disques ? L’artiste en question n’était pas au courant, quand je lui ai raconté quelques années plus tard, il était écœuré. Un patron de radio a aussi appelé mon directeur de publication pour me discréditer. En vain. À Libé, j’étais pigiste, certes précaire mais considérée et soutenue au même titre qu’un reporter.

Est-ce qu’en tant que femme baignant dans ce milieu, ton rapport au rap est différent ?
Tu n’as pas forcément besoin d’être dans le milieu du hip-hop pour vivre le sexisme. Les rapports sur le nombre de femmes dans les métiers de la musique sont accablants. Il y a peu de femmes chef d’orchestre par exemple. Et quand tu te retrouves seule femme dans une rédaction de mecs, c’est plus difficile de prendre la parole qu’au milieu de plein de rappeurs ou de lascars, d’ailleurs.
C’est juste que dans ce milieu rap ou de quartier, c’est la culture du rapport de force, les mecs du rap sont durs, violents même entre eux. En règle générale, les femmes passent par les mêmes galères que les mecs. Il faut faire ses preuves, montrer que tu en as. Une fois que tu t’es imposée, ça va. J’ai vu Diam’s ou Casey sur scène à leurs débuts tenir la dragée haute à des bonhommes. Moi, on m’a un peu fait chier aussi au début, tenté de m’intimider. Dans le rap, je suis arrivée jeune, donc au début tu te fais draguer régulièrement, c’est un peu lourd, mais une fois que tu as appris à mettre la distance, ça va… Mais je pense que les journalistes rock femmes subissent ça aussi. D’ailleurs, si tu regardes bien, elles sont aussi peu nombreuses que dans le rap. Ensuite, lorsque je bosse dans les quartiers, ça m’a toujours protégée d’être une femme car les mecs font gaffe à toi. Contrairement à un mec, avec lequel un rapport de force va s’installer. Ensuite oui, beaucoup de rappeurs sont des petits ou des gros machos immatures, mais ils ne sont ni méchants, ni misogynes. Il n’y a pas de mépris de la femme, ils ont même à un amour démesuré pour la figure de la mère. Enfin, il ne faut pas tomber dans l’angélisme, il y a des gros cons partout. Ce qui est insupportable, c’est le décalage entre la manière dont ils se comportent, le fait qu’ils soient assez classe, et les horreurs qu’ils racontent dans leurs textes. Il y a deux ans, j’ai interviewé Gradur lors de son premier album. Il n’ose pas te regarder dans les yeux pendant les interviews alors que dans ses raps, quand ils parlent des femmes, « il leurs crache dans le vagin ». Damso est tout aussi atroce dans ses textes mais je le trouve plus honnête, il prend sa part de responsabilités, c’est lui qui se comporte mal avec les femmes. Dans une interview, il m’a rappelé que c’est aussi le genre de trucs que tu écris à 20 ans. En vieillissant, les mecs changent de discours, Gradur l’a fait dès le deuxième album, d’ailleurs. Ce qui est pitoyable, c’est ceux qui continuent à parler comme ça à plus de 30 ans et ce qui est insupportable, c’est l’image horrible que cela donne du rapport homme-femme dans le milieu rap. A mes débuts, cette musique était basée sur l’authenticité, la vérité. Ce n’est plus cas aujourd’hui.

Comment tu l’expliques ?
Macho immature qui roule des mécaniques en rabaissant la femme, en disant qu’il est le patron et le plus viril… Le sexe et la violence vendent, et les rappeurs l’ont compris. Regarde Kaaris et son « Tchoin », sa rivalité avec Booba l’avait presque rendu invisible. Un morceau club où on humilie « les filles bien » en mettant en valeur les putains, et hop c’est reparti. Oui, ça me prend la tête. Par contre là où je suis un peu paradoxale c’est que ça m’insupporte vraiment en français, mais moins en anglais où j’arrive à trouver ces bêtises dansantes, ce n’est pas ma langue première et je peux faire abstraction. Comme dirait SCH, c’est kiffant phonétiquement mais impossible à soutenir moralement. C’est à la fois dur d’être une femme dans cette industrie et en même temps si tu regardes bien la plupart des grands noms du rap français sont managés, entourés professionnellement par des femmes, Booba et Anne Cibron, Kery James et Marie Audigier avec Juliette Fievet, Oxmo Puccino et Nicole Schultz, Akhenaton et IAM par Aïsha Fragionne. Même Joey, c’est une avocate qui s’occupe de lui aujourd’hui. Quand j’ai managé Bruno pendant un an et demi, on était aussi, au début toute une équipe de femmes (manager, avocates, attachée de presse, bookeuse), mais bon, Doc Gyneco, c’est un cas d’école, à lui tout seul.

Une tournée organisée autour de l’Age d’Or du rap, tu trouves ça pertinent ?
Je trouve ça plaisant, j’ai beaucoup aimé le concert à Bercy, ça m’a fait du bien de les voir sur scène tous, de ne pas les voir s’embrouiller backstage. Il y a 20 ans, un concert comme ça, c’était impossible. Les mecs étaient tellement casse couille, t’as pas idée, le promoteur aurait fait un arrêt cardiaque. Je trouve que Valou, une ancienne dans la culture hip-hop a fait un super boulot. Pourtant, je n’aurai pas parié un kopeck sur sa réussite. Notamment, elle et son équipe se sont attachés à ce que figure une histoire du rap français. Ils se sont pris la tête à faire des vidéos pour raconter cette histoire. Après, ceux qui étaient bons hier sont toujours bons, et les mauvais sont restés mauvais. Ça m’a fait rire le papier du stagiaire de Noisey [Bartolomé Simon, qui écrit parfois pour SURL, ndlr] qui imaginait le même concert 20 ans plus tard avec Kaaris, Kalash Criminel… Par rapport à plein de gens, je ne suis pas tout cynique sur ces concerts revival. Et puis ce serait mal venu de ma part. Étant donné que c’est la première chose que j’ai dit à Doc Gyneco quand j’ai accepté de le manager : « Si tu veux refaire de la musique, il faut que tu rappelles aux gens pourquoi ils t’ont aimé parce que t’as un paquet de conneries à faire oublier et à te faire pardonner. On va rééditer Première Consultation et oui ce serait bien de faire une tournée. »

Y a-t-il des interviews que tu regrettes ou d’autres que tu aurais rêvé de faire ?
Je regrette parfois de ne pas avoir fait une bonne interview, mais je ne regrette jamais d’avoir rencontré un artiste. Parfois tu regrettes de donner de la place à des gens qui n’en méritent pas autant ou de ne pas en donner assez ceux que tu trouvais intéressant. Mais dans un quotidien, ce n’est pas le journaliste qui décide de la place qu’on lui accorde. Ceux que j’aurais rêvé d’interviewer, c’est Tupac et Biggie, mais ils sont morts tous les deux avant que je ne puisse le faire. Biggie, j’avais un rendez-vous de calé à Londres mais il a été tué deux jours avant et Tupac, je l’ai rencontré avec Rodney qui l’avait tej’ d’un club à l’entrée parce qu’il ne voulait pas coller son pass backstage sur son sweat… Tupac l’a mis au bout d’un moment, il n y’avait pas moyen de discuter avec Rodney. J’ai une amie créatrice de costumes qui a travaillé avec Pac sur le tournage de Gridlock quelques mois avant sa mort et m’a dit que c’est un des artistes les plus cultivés et gentils qu’elle ait rencontré mais qu’il se transformait dès que ses potes venaient sur le tournage.

Comment t’adaptes-tu à l’explosion de l’offre et au nombre d’artistes ?
Je ne compte pas mais en gros, si je regarde mon agenda, je pourrais aller à un concert quasiment tous les soirs. Il y a facilement, à certaines périodes trois concerts hip-hop, reggae, soul par soir. Les disques de rap, il y a en moyenne une demi-douzaine de CD par semaine, et il faut en choisir un ou deux à chroniquer. Je ne le fais pas toutes les semaines. Comment je me suis adaptée ? Avant à Libé, je traitais toutes les disciplines de la culture hip-hop (rap et ses cousins, dancehall, soul, r&b) djing, graffiti, danse (mais surtout les battles). Très vite, j’ai laissé les critiques danse s’occuper des breakers, pareil pour le graffiti, au Monde, il y a une journaliste qui a récupéré le dossier réintitulé street art, c’est plus chic. C’est bien qu’aussi les journalistes experts dans chaque domaine (danse, arts plastiques, théâtre, cinéma) s’emparent aussi de cette culture. Comment je m’organise par rapport à l’explosion de la production, le fait que tout le monde sort son disque sur Internet, ou dans les bacs, et bien je me rentre bien dans la tête que je ne suis pas surhumaine, et que je ne peux pas tout suivre. Je fais des choix drastiques, parfois injustes. Un quotidien, c’est trois pages Culture par jour en moyenne, et il faut tout traiter, les arts plastiques, le théâtre, le cinéma, toutes les musiques. Je publie en moyenne entre cinq et sept articles par mois, si je fais deux papiers sur le rap dans la même semaine, on me dit : ohlalala, il y a trop de rap. Mais je continue à me battre.

Comment est-ce que tu l’imagines dans 10 ans ?
Je ne porte pas de regard, en fait, je vis le truc, la tête dans le guidon. Je n’imagine pas, je ne suis pas visionnaire pour deux sous. Il y a toujours un artiste qui me surprend, qui redonne de l’espoir quand je doutais de tout et que je voulais arrêter. J’essaie de bien faire mon métier, c’est déjà ça.

Retrouvez tous les articles de Stéphanie Binet pour Libération ici, et ceux pour Le Monde .

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