Ärsenik : frères de sang, frères de son

jeudi 1 janvier 2015, par Simon Boileau.

MCs au rabais, tremblez : Gaëlino et Calboni M’Bani remettent le couvert. Le 24 mars dernier, nous nous rendions à la Machine du Moulin Rouge pour assister à la #canalstreetlive et interviewer les deux frangins terribles. En 2014, Ärsenik semble déterminé à inoculer son venin légendaire dans un hip hop français aux abois, alors mort aux rats et longue vie au rap.

 

SURL : On va d’abord parler un petit peu du passé, de votre carrière pour revenir à l’actu.
L : Oh non ! (rires)

Non ? Faut pas en parler ?
L : Le passé est passé.

Promis, ce ne sera pas long. On va commencer par Quelques gouttes suffisent qui a fait disque d’or en 98…
L : Double disque d’or, voire plus même.

Connaître un tel succès dès le premier album, c’est une bénédiction ou un cadeau empoisonné ?
L : Les deux. The Gift and the Curse ! Je parle un peu anglais à mes heures perdues, je préfère vous le dire tout de suite.

On a pris LV2, on va se débrouiller.
L : C’est une malédiction et c’est un bien aussi. C’est un bien parce que vous êtes reconnus tout de suite et c’est la base pour tout artiste. Et c’est aussi une malédiction parce que tu es jugé constamment par rapport à ton premier succès. Tous nos albums seront jugés par rapport à Quelques gouttes suffisent. On dira toujours « c’est moins bon que Quelques gouttes suffisent », ceci, cela, tu vois ? C’est en ça que je vois une malédiction.
C : C’est le début. Voilà, tu rentres dans la sphère, dans le tourbillon infernal des tournées, des 2e, 3e, 4e albums et après t’en fais ta vie. Donc si tu veux, quand on a commencé le premier album, on ne pensait pas qu’on allait aux Jeux Olympiques du rap ou en faire un métier. Aujourd’hui, ça fait vingt ans de carrière. Si on est là, c’est grâce au succès de ce premier album.

 

« Quand on a commencé le premier album, on ne pensait pas qu’on allait aux Jeux Olympiques du rap ou en faire un métier »

 

Est-ce que ce succès qui arrive très rapidement influence vos productions d’une manière que vous ne souhaitiez pas ?
L : Non, parce que le deuxième album ne ressemble pas du tout au premier. Si on avait voulu rebondir dessus, on aurait fait exactement la même chose, un album dans la même veine. On a carrément fait l’opposé… Donc non, on ne calcule pas à ce niveau-là. On fait dans l’instant, avec les influences du moment.

Vous avez largement contribué à affirmer le complet Lacoste comme uniforme dans la rue. Avant, c’était surtout une marque de privilégiés. Est-ce que le délire Lo-Life vis-à-vis de Ralph Lauren, ça vous parle ?

L : Je ne sais pas, j’aime bien la marque Ralph Lauren aussi mais je ne connais pas trop le délire Lo-Life.
C : Si tu veux, on s’habillait déjà comme ça tous les jours avec nos premiers deniers – c’est-à-dire nos deniers de la street. Le premier morceau Ärsenik qu’on a fait en 94-95 [Ball Trap, ndlr], dans l’Art d’utiliser son savoir, on est déjà tous les trois en Lacoste sur la pochette. Avant même le premier album.
L : C’était un délire qu’on avait entre potos. On était en compétition, c’était à celui qui va en mettre le plus sur lui. On mettait les chaussures, les chaussettes, les caleçons, les T-shirts, le survet’, on mettait tout ! C’était à celui qui en avait le plus. Et c’était déjà un truc qu’on se faisait entre nous. Après, on a exagéré la chose parce que le rap était à dominante US, avec des vêtements très américanisés. Nous on ne se reconnaissait pas là-dedans. Déjà on ne s’habillait pas comme ça. On a exagéré ça pour avoir une identité un peu plus française.

arsenik quotes

Vous avez eu des retours de la part de Lacoste ?
L : Ils savaient qu’on mettait leur marque.

Difficile de passer à côté ! 
L : Ouais, j’ai vu des reportages. À l’époque je crois que c’était l’Évènement du jeudi… un magazine super sérieux d’économie, de politique, tout ça. Ma mère nous a dit « regardez, ils parlent de vous ».
C : Les gens ont commencé à nous appeler « les Crocos ». On avait un peu plus de monnaie, on achetait des beaux vêtements. Après on a abusé. La maison de disque est rentrée dans le jeu, il y avait des budgets Lacoste. Quand on arrivait dans les magasins Lacoste on nous accueillait bien ! (rires)
L : Moralité, on s’en fout. On n’a jamais cherché Lacoste parce qu’on le mettait déjà avant de faire de la musique.

À aucun moment vous n’avez eu dans l’idée de chercher le deal ?
L : Non, parce qu’au-delà de ça, Lacoste s’en foutait. Nous, on ne l’a pas cherché. La maison de disques a essayé de les contacter mais ils s’en foutaient, ça ne les intéressait pas.
C : Si tu veux, le deal dont tu parles, il est arrivé au moment où on a porté la marque Dia. Elle a eu son succès aussi derrière. Parce qu’on s’est dit voilà, Ärsenik on fait des bons mannequins !

LINO

« Quelque chose a survécu… » / Capture d’écran

Parlons cinéma. On a relevé pas mal de citations ciné dans votre discographie : le Joker du Batman de Tim Burton, Police Story de Jacky Chan, Le Syndicat du crime et The Killer de John Woo. Surtout John Woo d’ailleurs. Qu’est-ce qui vous inspire plus spécialement dans le cinéma asiatique ?
L : Déjà, on mange ça depuis tout petits et puis c’est vraiment le cinéma qu’on aime bien. À la base, c’est les arts martiaux et l’action. John Woo c’est vingt fois plus violent. Si t’aimes ce genre de films, c’est là qu’il faut aller. D’ailleurs, les Américains ne s’y sont pas trompés, ils ont ramené John Woo aux States. Bon, il a fait que des merdes…

Mission Impossible 2 !
L : Ouais, il a fait des trucs pas terribles. Les films qu’il a fait à Hong Kong étaient dix fois meilleurs… Voilà, c’est cette manière d’emmener l’action et tout ça.

 

« 200 mecs, des rafales partout et il ne meurt jamais, on ne le touche même pas. C’est magnifique ! »

 

Il y a une esthétique particulière en plus.
L : Voilà, l’esthétique de la violence. Quand le Killer arrive, Chow Yun-fat arrive et tire sur les mecs, c’est même beau !
C : Y a 200 mecs et il ne meurt jamais, t’as vu ! 200 mecs, des rafales partout et il ne meurt jamais, on ne le touche même pas.
L : C’est magnifique !

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Chow Yun-fat dans Le syndicat du crime de John Woo / Photo DR

De manière générale, il y a une culture asiatique qui vous plait bien puisque toi, Lino, tu citais comme référence l’Art de la guerre de Sun Tzu dans ton album perso – dans le morceau Interview sur Paradis Assassiné.
L : Ouais, bien sûr.

Il y a un côté philosophie de vie, ça va plus loin que juste un délire de la violence, non ?
L : Oui, je suis mi-chinois mi-raisin. (rires)

Vous faites partie d’une génération de rappeurs qui a déjà une quinzaine d’années. Beaucoup d’acteurs de cette scène ont soit arrêté le rap, soit beaucoup de mal à revenir avec des albums pertinents, dans l’air du temps.
C : J’en ai parlé avec un rappeur il n’y a pas longtemps, je ne citerai pas son nom mais un mec très très connu. Il m’a dit « Mais Calbo, j’ai plus l’inspi ». Le truc qui se passe c’est que nous, on dit toujours que tant qu’on aura l’inspi et le kiff de faire ça, on le fera. Aujourd’hui, il y a beaucoup de choses à dire, encore plus qu’à l’époque. La société dans laquelle on vit – sans rentrer dans les détails – il y a plein de choses à dire dessus. On a encore cette envie de les dire. Quand on ne l’aura plus, on arrêtera. D’autres n’ont plus l’inspi. On l’a encore.

L’inspi, ça part ?
L : Ça dépend. Ce qu’on appelle l’inspiration, c’est quelque chose d’abstrait en réalité. L’inspiration, qu’est-ce que c’est ? Comme Calbo disait, c’est ce que tu as à dire. C’est ça qui compte, pas tant l’inspiration.

D’ailleurs, il y avait l’interview de Kenzy dans Snatch il y a quelques mois. Je ne sais pas si vous l’avez lu ? (Ils acquiescent) En réponse à une question sur le fait que le rap français baisse de niveau, il répondait que ce n’est pas le rap mais bien tout un état culturel qui est tiré vers le bas.
L : Exactement. En fait, le rap n’est que le reflet de la société en général [ce que nous disait également le rappeur de Washington Oddisee en interview, ndlr]. Le rap est branché directement à la réalité. Le rap ressemblera toujours à la société. Si la société part en couille, le rap part en couille.

Donc c’est un constat que vous partagez ?
L : Bien sûr, carrément. Aujourd’hui, on est dans une société très individualiste, on est trop dans le rendement direct : « Je veux faire de l’oseille, je veux faire de l’oseille, je veux ceci-cela », bla bla bla… Tu vois ? On est branché direct à ce truc-là, le rap devient très individualiste. Si tu regardes bien, il n’y a quasiment plus de groupes de rap. Il y a beaucoup plus de solos que de groupes. Tout le monde est parti en solo, tout le monde fait son truc, tout le monde veut s’en sortir. C’est exactement ça. Le rap ressemble à la société. Et si ça part en couille…
C : Dans les textes, au lieu de parler de la société, ça sera plus du « moi, je », « ma montre », « mon hummer »…

 

« Non seulement on cherche à dire les choses, mais en même temps on cherche la rime juste, la métaphore. Tout ce travail, il se perd pour la punchline facile. »

 

Kenzy disait qu’aujourd’hui les rappeurs ne rappent plus, ils font des rimes…
L : Ouais, ou alors ils essaient. Et je ne parle même pas de punchlines ! On ne va pas rentrer là-dedans. Sinon, on n’a pas fini, hein. (rires)
C : C’est la force de notre groupe. Il y avait quand même un travail derrière. Non seulement on cherche à dire les choses, mais en même temps on cherche la rime juste, la métaphore. Tout ce travail, il se perd pour la punchline facile. Maintenant, les textes c’est juste des punchlines pour rien.

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Ça aide d’être frères, ça évite les rapports de rivalité ?
C : Ça aide beaucoup. On est frères donc quoi qu’il arrive, on sera toujours ensemble.

Si vous n’étiez pas frères, vous en seriez peut-être pas là, vous auriez peut-être perdu l’inspiration ?
L : L’inspiration c’est peut-être un faux mot. Le rap, c’est ce que tu as à dire et point barre ! Toi, t’es une meuf, tu peux faire un très bon album en parlant d’histoires de meufs. Tu peux faire un super album en parlant de tes copines, des rapports homme-femme, la manière de se saper… Diam’s c’est le parfait exemple. Pourquoi elle a du succès ? Parce qu’elle parle aux meufs de sa génération, de leurs soucis. C’est ça l’inspiration, c’est de parler de ta réalité. Pas besoin d’avoir des trucs super poussés, ça peut juste être ta réalité. Si mon truc c’est les courses équestres, je suis un mec qui joue au PMU, je te fais un album sur le PMU. Si je te le fais super bien, pourquoi pas… C’est être en phase avec ce qu’on est.
C : On chante ce qu’on vit, ce qu’on voit.
L : Il n’y a pas de règles. Tu n’es pas obligé d’être politique, tu n’es pas obligé d’être hardcore. Tu vois ce que je veux dire ? C’est ta réalité.

 

« Si mon truc c’est les courses équestres, je suis un mec qui joue au PMU, je te fais un album sur le PMU. Si je te le fais super bien, pourquoi pas… »

 

C’est quand même une vérité que la plupart des mecs s’essoufflent au bout de quelques albums ou années de rap.
L : Parce que je pense que des fois, ils oublient d’être eux-mêmes. Les mecs réfléchissent. Et quand tu réfléchis trop…

(À Lino) Tu parlais de Diam’s. Tu as écris une chanson pour elle (Madame Qui ?). Est-ce que ça t’arrives encore d’être ghostwriter ?
L : Je le fais quand on me demande. En l’occurrence, Diam’s m’avait appelé et elle voulait un titre, je lui ai écrit. Même si je trouvais pas ça super utile pour elle, je trouvais qu’elle écrivait super bien.

Est-ce que t’as écrit pour des mecs sans que ça se sache, en secret ?
(Il réfléchit) C : …Demis Roussos !
L : …Henri Salvador ! (rires) Non ça se sait, je crois que les mecs ne l’ont pas caché.

Le producteur Djimi Finger vous a suivi sur vos différents albums, est-ce qu’il sera présent sur les projets à venir ?
L : S’il arrive avec du gros son, pas de souci ! Djimi, c’est la famille. Il est le bienvenu. Mais là, on n’a pas eu trop de contacts, il est à la salle de muscu. Je crois qu’il fait du bodybuilding. Monsieur Univers ! (rires) Mais là je pourrais pas vous dire… Djimi, on te lance un appel. J’adore ce mec.
C : Maintenant, on a plusieurs beatmakers et on choisit les meilleurs morceaux.
L : Ce n’est pas une question de nom.

En ce qui concerne vos albums respectifs, vous avez bien avancé ?
L : Oui, il sort en septembre.
C : J’ai pratiquement fini mais on prend le temps. On va balancer un troisième Ärsenik aussi.

Il n’est pas encore commencé ?
C : Non, mais il est dans nos têtes. On enchaîne tout.
L : Il va arriver quand on aura bouclé nos disques.

secteur a affaire de famille

Secteur Ä, sur le tournage du clip Affaire de famille / Capture Trace Book – 360 Creative

Et puis on imagine que vous ferez des featurings sur vos solos ?
C : Ouais, il y a des Ärsenik dans les albums solos.

On parlait du fait que vous étiez frères tout à l’heure. Y a pas mal de fratries dans le rap et dans la musique en général : Master P et C-Murder, The Clipse, les 2 Bal en France. Quels sont vos frères de rap préférés ?
L : On va dire les 2 Bal. C’est des mecs avec qui on travaille.

Des Congolais aussi, en plus.
L : Et puis c’est la famille. 20 ans ensemble.

On y revient, le rap c’est une affaire de famille !
L : Ouais, une affaire de famille. Famille recomposée, famille élargie, famille…
C : …Décomposée !

D’ailleurs Passi, c’est un cousin à vous. C’est lui qui vous a amené vers le Secteur Ä ?
C : Non, c’est Kenzy. Après avoir écouté le premier morceau qu’on avait fait dans l’Art d’utiliser son savoir, il a remarqué notre style. Il nous a contactés juste avant de monter le Secteur Ä. Il lui manquait un groupe comme nous.

Pour finir, j’ai une question par rapport au titre Chrysanthèmes. Est-il vrai que vous avez fait ce son suite à un accident de voiture ?
L : Ouais, on a failli crever en voiture.

 

« Ouais, je vais te dire exactement le truc : on écrit ce qu’on vit et ce qu’on voit. »

 

C’est pas forcément mis en évidence dans le morceau mais donc c’est vraiment ça la genèse du truc ?
C : Ouais, je vais te dire exactement le truc : on écrit ce qu’on vit et ce qu’on voit. Ça peut être nous, nos familles. C’est ça notre inspiration : la vie de tous les jours. Après, il y a le travail propre au rap, les métaphores, tout ça… Le fameux tch tch ! Dans les albums qui vont arriver c’est exactement ça. Y a beaucoup de choses à dire.
L : Si je sors là et que je tombe dans l’escalier je fais un morceau. « Putain d’escalier » ! (rires)

Les interviews, c’est comme le son : une vraie histoire de famille. Le triumvirat à l’origine de celle-ci : Simon Bon Vivant Boileau, Julie Green Deléant et Joackim Joker Le Goff. Ärsenik sera en concert à Lyon, pour L’Original Festival, le 18 avril prochain.

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