Pour les sourds, Holly Maniatty rappe avec les mains

lundi 28 avril 2014, par Antoine Laurent. .

Holly Maniatty est un héros sans cape. Cette américaine de 33 ans écume les festivals de son pays pour traduire les concerts de rap… en langage des signes. Rien de plus normal pour celle qui estime qu’il n’est pas nécessaire d’entendre un morceau pour l’apprécier. Interview.

« J’asservis les masses avec mes tactiques de rap draconien, l’étalage graphique [de ma vie] est tellement chaud qu’il fait fondre l’acier comme si j’étais un forgeron. » Vingt minutes pour franciser une phrase de quatorze mots : les lyrics du Wu-Tang (en l’occurrence Inspectah Deck dans « Triumph ») sont réputés pour être alambiqués et rendent complexe leur traduction. Le 13 juin dernier, au Bonnarro Music Festival, dans le Tennesse, Holly avait la lourde charge de retranscrire les paroles du groupe, en temps réel… avec les mains. Une histoire dont on a appris l’existence en lisant le très beau portrait de Slate, mais une histoire qu’on a voulu compléter. Entretien avec Holly Maniatty, une américaine de 33 ans qui partage la scène avec les rappeurs pour interpréter leurs phases, même les plus dégueulasses, en langage des signes.

SURL : Holly, comment tu définirais ce que tu fais ?
Holly Maniatty : 
Je suis interprète. Dans un sens purement métaphorique, je suis un pont entre deux mondes : celui des gens dont les oreilles fonctionnent et les autres. Dans la vie de tous les jours, je suis en freelance : ça peut être pour des rendez-vous médicaux, des rendez-vous d’affaire et plus d’autres trucs du genre. J’aime que ça ne soit jamais la même chose. Les concerts, c’est quelque chose que je fais dans le courant de l’année, surtout de mai à octobre pendant les festivals. Être interprète de concert, c’est une spécialisation : ça demande beaucoup de préparation, beaucoup de bachotage. En fonction du genre musical et de ma connaissance de l’artiste, la préparation d’un show peut me prendre entre 10 et 90 heures.

Tu pourrais nous donner une idée des rappeurs pour lesquels tu as signé ?
La liste est longue : Jay Z, Lil Wayne, Eminem, les Beastie Boys, Killer Mike, Wiz Khalifa, The Roots, le Wu Tang Clan, Kendrick Lamar, Macklemore and Ryan Lewis… Pour ne citer que des « gros » noms.

Et le plus dur à assurer ?
Celui du Wu Tang Clan que j’ai fait avec Jenn Abbot au festival de Bonnaroo, l’été dernier. C’était un vrai challenge. Ça faisait longtemps qu’ils n’avaient pas fait de show tous ensemble donc on ne savait pas vraiment quels membres seraient présents ou quels morceaux ils allaient jouer. On ne savait pas ce qui allait se passer, c’était une réunion historique tellement c’est rare qu’ils soient tous là. Ça a demandé beaucoup, beaucoup de préparation. Beaucoup de leurs morceaux ont été écrits il y a plus de quinze ans et étaient liés au marasme social de l’époque. Il a fallu se replonger sur les évènements dont ils faisaient référence tout en s’acclimatant du langage utilisé à l’époque pour les aborder. Et les mecs rappent très, très vite.

Beaucoup trouve paradoxal qu’un malentendant aille à un concert, surtout un concert de rap. C’est une idée préconçue ?
C’est surtout une forme d’ignorance. Croire qu’un sourd ne peut pas apprécier un concert est une idée fausse qui reflète l’ignorance de l’opinion sur le monde des malentendants. J’ai demandé à Jo Rose Benfield, consœur sourde, de répondre à cette question selon la perspective d’un malentendant. Elle m’a expliqué que les « entendants » avaient une vraie méconnaissance du monde dans lequel évoluent sourds, de leur culture et de leurs capacités. Beaucoup de malentendants adorent sentir les basses d’une musique, les vibrations. Les concerts avec des interprètes représentent une chance d’apprécier les musiques comme tout le monde, ou presque, selon la qualité des interprètes. Tu n’es pas obligé d’entendre un morceau pour l’apprécier.

Tu as signé pour beaucoup d’artistes différents, pas que des rappeurs. Le rap a quand même ta petite préférence ?
Le rap, c’est un vrai challenge. Et j’adore ça. J’aime faire mes recherches, demander à des malentendants quels signes ils utiliseraient pour traduire tel ou tel mot. Ce n’est vraiment pas facile, mais ce n’est pas forcément le plus dur. Au final, je dirai que ça dépend surtout de l’artiste, pas du genre musical. Bon Iver, par exemple, chante très lentement, à l’inverse des rappeurs, mais les métaphores et les références philosophiques qu’il emploie rende l’interprétation de ses morceaux très complexe. La difficulté repose dans ce que l’artiste essaie de communiquer.

 

« Tu n’es pas obligé d’entendre un morceau pour l’apprécier »

 

Dans la vie de tous les jours, tu écoutes du rap ?
Oui. J’en écoute beaucoup même si ce n’est pas le seul genre musical que j’apprécie. Je suis plus old school en ce moment, j’ai mis Run DMC dans mon iPod, l’album Paul’s Boutique des Beastie Boys et du Public Enemy – c’est le prochain groupe que je vais signer.

Le rap est réputé pour constamment créer de nouveaux mots, dans un vocabulaire qui lui est déjà propre. Comment tu arrives à suivre ?
Je fais mes devoirs : je lis les lyrics, je m’informe sur leur signification et sur le contexte. Je me renseigne sur l’artiste, d’où il vient, son background, comment il est entré dans l’industrie de la musique. Je regarde aussi toutes les interviews que j’ai à portée de moi pour m’imprégner sur leur manière de communiquer sans micro. Souvent, ça m’aide à comprendre le sens de ces nouveaux mots.

Tu arrives donc à interpréter, avec tes mains, des mots comme « bizzle », « wanksta », « mulla », « lean » ?
Quand tu interprètes, ton but est de trouver une équivalence au sens de ces morts. Tu dois comprendre ce qu’ils veulent dire dans le contexte du couplet où ils sont prononcés. Après tu dois te renseigner auprès de la communauté des malentendants, bien sûr, pour savoir s’il y a un argot ou un signe vernaculaire donné pour ce terme là. Mais l’interprétation en langage des signes, comme la traduction linguistique en général, ne donne pas du mot pour mot.

Tu as été interprète pour les Beastie Boys et pour Killer Mike. Tu dois avoir ta propre appréciation de l’évolution lyricale du rap, au fil des époques ?
C’est une question difficile. En tant qu’auditrice, j’adore le fait que jeux de mots et blagues puissent être utilisés pour faire référence à des faits sociétaux. La complexité lyricale des rappeurs est quelque chose qu’on devrait toujours applaudir. L’ingéniosité linguistique passe souvent au second plan, derrière les idées fausses qui entourent la culture hip hop et qui rebutent certaines personnes. Je vois dans le hip hop la passion, l’énergie, la lutte qu’il représente tout en étant consciente de l’intelligence qu’il y a derrière. Ceux qui rejettent cette idée passe à côté de quelque chose. Ce n’est parce qu’un message ne vient pas de quelqu’un avec un pull Gap et une Prius dans son garage que ça amoindrit son impact ou sa valeur intrinsèque en tant que commentaire social.

Le rap est parfois décrié pour ses dérives misogynes. Ça ne t’embête pas de traduire certaines phases dégradantes pour les femmes ?
J’estime qu’être interpréteur, c’est avoir la responsabilité de transmettre tout ce que l’artiste veut transmettre. Un malentendant a le droit d’être offensé – ou non – comme tous ceux qui entendront le lyric. Donc je leur traduirait tel quel. Ce n’est pas mon job de censurer un artiste ou priver une personne sourde d’une tranche de concert. Je fais tout ce que je peux pour incarner l’artiste, physiquement, je veux que quand un malentendant me regarde, il ressente la voix, la vibe et la personnalité de l’artiste. Si Kendrick Lamar ou Ghostface Killah appelle une femme une « bitch », qui suis-je pour me permettre de le censurer ?

 

« qui suis-je pour me permettre de censurer ? »

 

« I’ll beat the p*ssy up, that’s the hook right thurr »: ça ne te dérange pas du tout ?
Si quelque chose me « dérange », en tant qu’interprète, ça veut juste dire que je perds la neutralité que je suis professionnellement engagée à respecter. Donc non, ça ne me dérange pas.

Tu as déjà été interprète pour une rappeuse ? Ça doit être anatomiquement plus simple.
Non, pas encore. Mais j’ai hâte ! Nicki Minaj et Lil Kim sont sur ma « interpreting bucket list ». Je pense franchement que c’est la même chose. Ce n’est pas plus simple, c’est même plus dur : les détails de l’anatomie féminine sont plus complexes à décrire, parce qu’ils ne sont pas visibles [trompe de fallope, etc.]. Mais il y a aussi des signes et de l’argot pour tout ça.

Pendant combien de temps tu penses pouvoir faire ça ?
Pendant le plus longtemps possible. Ça m’a pris plus de dix ans de travail pour être techniquement capable de traduire du rap, de le faire correctement. Je veux continuer à le faire durant toute ma carrière d’interprète. La musique, c’est quelque chose qui évolue constamment, je ne pense pas m’en lasser.

« My pussy is a rose. Come a little closer. I wanna fuck ya nose. » Tu ne serais pas gênée de signer un concert de Trina, par exemple ?
Ça ne me dérange pas non plus. Une rappeuse a tout autant le droit d’exprimer ses désirs sexuels et de vanter ses conquêtes. La personne sourde qui a payé sa place pour un show l’a fait parce qu’elle aime la musique et le message de l’artiste. Si un interprète frissonne dès qu’il doit traduire quelque chose d’obscène ou de sexuel, le rap n’est pas fait pour lui. »

Article recommandés

Stéphanie Binet, 25 ans de plume rap (2ème partie)
Depuis ses débuts, la culture rap est passée d’un petit noyau d’activistes et d’observateurs presque marginaux au genre musical le plus écouté de France. Un quart de siècle après ses premiers papiers…
Stéphanie Binet, 25 ans de plume rap (1ère partie)
Intercepter Stéphanie Binet se révèle (presque) aussi difficile que d’interviewer PNL. Se mettre sur le devant de la scène, très peu pour elle. Depuis plus de 25 ans, la journaliste a…

les plus populaires