Kohndo : « Si je suis bon, c’est parce qu’on m’a mis au défi »

jeudi 28 janvier 2016, par SURL. .

Quelques semaines avant la sortie d’Intra Muros, c’est un Kohndo sûr de lui qu’on retrouve pour évoquer son quatrième album. Une discussion où il se positionne clairement comme le fer de lance de La Cliqua et nous parle, entre autres, de son travail au conservatoire de Puteaux, de son hip-hop et d’une étrange rencontre avec Rachid Taha.

Depuis son premier album solo Tout est écrit, Kohndo n’a eu de cesse de construire une oeuvre qui aurait autant retenu les leçons d’érudition d’un Chuck D que celles de groove subtil d’un Talib Kweli. Si la fluidité de son style est celle d’un technicien né, elle lui permet de glisser en contrebande des réflexions sur notre monde moderne. Son dernier album, Intra Muros, tire ainsi de la pénombre des silhouettes d’hommes ou de femmes plus souvent seuls qu’accompagnés, posés au bord de la vie comme au bord d’un quai de RER. On arpente beaucoup Paris dans cet album qui suit le point de vue d’un chauffeur de taxi. Jusqu’au point de presque souhaiter une embardée vers des territoires plus aventureux. Mais Kohndo restera fidèle à une musicalité fortement teintée de couleurs jazz, funk ou soul et ses textes suivent une même direction imposée depuis 20 ans. Quitte à laisser le moteur ronronner quelque peu dans sa zone de confort.

Le discours de Kohndo reste positif et ouvert, s’il était dessinateur de BD on pourrait sans doute parler de « ligne claire ». Une certaine idée du hip-hop qui perdure où l’on retrouve des notions de transmission et de partage. Idée dans laquelle on ressent le poids accordé à chaque mot. Les invités, peu nombreux, ont en commun avec Kohndo un goût assumé de la coolitude : A2H sur une ballade funky qui emmène l’auditeur dans un trajet du 16ème à la Goutte d’Or, en passant par le bankable et doué Nekfeu, qui partage avec Kohndo une veine «naturaliste ». Si son rap verse dans l’émotion plus que dans la punchline protéinée, on peut pourtant s’étonner de cette posture de grand sage qui le dessert en interview. Mais on lui pardonne par sa bonhomie légendaire. Et quitte à faire un tour de périph’, autant le faire avec un artisan sûr de lui qu’avec une victime de l’uberisation à outrance.

kohndo 1

SURL : Pourquoi ce titre ? Intra Muros peut renvoyer à plusieurs thématiques. 

Kohndo : Je sors de huit ans d’interventions en milieu carcéral. J’ai monté un studio d’enregistrement à la Centrale de Poissy avec Hip Hop Citoyen et Dj Seck, j’ai mis en place un atelier et un studio de beatmaking au centre de détention de Châteaudun. J’ai fait des concerts à Fleury-Mérogis, Bois d’Arcy, bref, pas mal de centres fermés, avec les associations Hip Hop Citoyens, Métissage et la Compagnie Ripostes de D’ de Kabal. J’ai été amené a beaucoup travailler dans ces lieux. J’ai même travaillé près de deux ans, à raison de cinq jours par trimestre en Pologne, dans un centre de réinsertion pour jeunes filles. Et quand tu traverses tous ces milieux, à chaque fois que tu sors tu te poses la question : « Qu’est-ce qui fait que y a quelqu’un qui dans son parcours, se retrouve en prison ? » Et tu te demandes qu’est-ce que tu fais de ta liberté, et tu te poses aussi la question de savoir si finalement, dehors ou dedans, on n’est pas tous enfermés. Et donc je me suis dit « il faut que je parle de ce sujet ». Parce que finalement quand on est dehors, on peut être entre les murs de notre solitude, entre les murs de notre quotidien, de notre métier… Et je trouvais qu’incarner ce taximan qui traverse Paris, qui rencontre des gens qui sont dans des milieux différents, ont les mêmes interrogations, ça me permettait finalement de raconter ses choses que j’ai pu vivre.

Et en même temps, ça permet de sortir de l’univers de la prison.

Je voulais vraiment faire un disque qui dise le dedans et le dehors. J’ai d’ailleurs pour mission d’en envoyer un paquet à tous les endroits où j’ai pu travailler, juste pour rappeler aux détenus que je les ai pas oubliés. Et pour moi c’est important de les sortir de l’endroit où ils sont, par l’esprit ou par la musique.

La pochette symbolise ça, avec des plumes devant des barreaux ?

Les plumes symbolisent l’enfermement face à la liberté, la légèreté aussi. Même si le sujet est grave il fallait l’aborder avec de la distance et de la légèreté, de sorte que t’écoutes avant tout de la bonne musique.

 Au final, il n’y a qu’un seul titre qui aborde le thème de la prison.

Y en a qu’un, c’est « Entre les murs ».

C’est un peu une galerie de personnages autour du chauffeur de taxi qui apparaît dans « Le compteur tourne ».

Oui, j’incarne un chauffeur de taxi qui est dans l’attente du renouvellement de sa carte de séjour. Pour moi, c’était surtout parler des étrangers, des sans-papiers, des gens qui sont les invisibles de notre société. Ce mec dit: « il faut que j’aille gagner ma vie pour pouvoir nourrir mes gosses et leur éviter de prendre la mauvaise pente ». Quand j’ai écrit ça, j’ai pensé à ma mère qui est venue du Bénin. Quand elle était petite, elle portait des seaux sur sa tête et elle a fini sa carrière en tant qu’ingénieur en bâtiment. Et je pense à mon oncle et à mon demi-frère, à mes potes avec qui j’ai fait des études. Après il y a d’autres morceaux où je prends différents personnages qui me permettent de raconter d’autres aspects de ma vie. Le tout avec du swing et du kiff.

Dans cet album, tu mets en scène des personnages. Dans les médias, on a souvent l’impression qu’on colle une responsabilité morale sur les rappeurs. Est-ce que c’est une manière aussi de se libérer des étiquettes ?

J’ai créé une galerie de personnages, et tous ces personnages sont des parts de moi mises dans des situations différentes. Cette distance me permet de faire en sorte que l’auditeur soit actif.

Il a le personnage du facteur, également…

Le facteur, c’est le dealer. Quand il commence sa soirée, il est dans les clubs parisiens et ça me permet de parler de la drogue différemment.

On n’est pas dans quelque chose de misérabiliste, on a un lien avec la société entière, finalement.

Exactement. Premier couplet, le facteur est dans un club parisien un peu chicos, il vend de la coke. A Château-Rouge, il se retrouve sur le quai du métro et il vend du crack c’est plus ghetto déjà. Et le 3ème couplet, il vend de la weed à la sortie des facs. C’est pour dire que chaque classe sociale à sa drogue. Ce personnage il nous met en lien, et encore une fois il peut pas passer d’un endroit à l’autre sans le chauffeur de taxi. Ce sont mes expériences personnelles, bien que je ne sois pas dealer. Par contre, je pense que si j’arrive à croquer aussi bien ces personnages, c’est parce que je les connais. Et c’est ça, c’est faire preuve de justesse. Quand j’écris, je crois surtout que j’essaye de respecter mes valeurs. C’est-à-dire que je suis quelqu’un qui a un environnement familial stable. J’ai la chance d’avoir toujours su faire la part entre le bien et le mal. Et pour moi, le mal a la vertu de t’interroger et de poser des limites. Et c’est pour moi hyper important de pouvoir regarder ça droit dans les yeux. Le bien quant à lui à la vertu de te tirer vers le haut, de t’éveiller.

 

 « j’ai une proposition rythmique différente à chaque morceau, là où des camarades travaillent avec trois propositions rythmiques pendant vingt ans »

 

Avec Nekfeu, la collaboration semble assez naturelle, par rapport à la tonalité de votre écriture, sur un côté assez descriptif. Comment s’est passée votre rencontre ?

Nekfeu je l’ai rencontré pour la première fois sur un atelier autour du slam. Il était avec tout son groupe de l’époque, c’est-à-dire ses gars d’1995. Et il venait aussi sur des open mic que j’organisais vers Oberkampf. Je le croisais avec Jazzy Bazz, avec les mecs de la Cool Connection. Et moi j’étais fier de voir des jeunes comme ça qui étaient dans notre héritage. Donc il m’a paru important de lui passer un coup de téléphone pour l’inviter sur mon album, parce que je voulais écrire un titre où il y ait deux personnes qui n’ont pas le même âge qui regardent et s’interrogent sur le monde avec leur sensibilité.  En hip-hop je pourrais presque être un naturaliste. C’est pas tant de la description parce qu’il y a énormément d’émotions dans ce que je raconte. Mais je prends parti. Quand j’écris, je suis à poil, je cache rien. Je suis dans ma vérité. Et là où on se rencontre avec Nekfeu, c’est que c’est un mec qui est dans la vérité. Quand il raconte ses tracas, ses tourments, il est à poil ce gars-là.

Qui s’est occupé de la production musicale ?

J’ai fait la moitié de mon album, sept titres. Pour l’autre moitié, on retrouve des artistes pas super connus : Dj Veekash (Scred Connexion) et Terem qui était déjà sur Soul Inside, qui lui est de Vannes. Y’a Slick, qui vient du côté de Marne-la-Vallée. Et puis DJ Brans bien sûr, qui a fait les morceaux « Faut que je tienne » et « Entre les lignes ».

C’est essentiellement du beatmaking, avec quelques musiciens.

Je compose énormément, parce que le temps et ma formation font qu’aujourd’hui je joue aussi bien du clavier que de la basse et je fais des choeurs. Y a des samples, du beatmaking et tout un travail d’arrangement. Moi je me vois plus comme un producteur que comme un beatmaker. Et dans tout ça, ma culture de production fait que je peux amener des instruments supplémentaires à mes morceaux. Je pars d’une base musicale autour de cette école traditionnelle du hip-hop, esprit beatmaking MPC, mais j’y ajoute tout mon background musical. Par exemple, « Le Compteur Tourne », je voulais que ça sonne comme du breakbeat. Comme quelque chose qui est samplé, alors que j’ai fait venir un batteur sur le titre. Et tous les arrangements c’est joué, mais j’ai cherché à obtenir un grain cohérent avec le reste.

Tu parlais de la prison, c’est une expérience qui s’est faite avec des associations ?

Alors c’est soit des associations qui m’appellent, soit parfois c’est moi qui suis directement employé par les SPIP pour des missions.

Ca fait huit ans, ça a été quelque chose d’enrichissant ?

Kohndo : C’est pas au centre de ma vie professionnelle. Y a eu des années où j’ai eu des missions une fois par mois, d’autres où c’était plus régulier. Et l’enrichissement c’est qu’à chaque fois qu’on me pose la question de savoir si je veux y aller, je m’interroge. Faut savoir pourquoi tu veux y aller, faut être clair avec soi quand tu rentres dans cet environnement.

Tu enseignes aussi au conservatoire de Puteaux, tu as également participé à la pièce de théâtre Agamemnon. T’es vraiment dans des circuits différents, par rapport au rap assez traditionnel, non ?

Je suis un hip-hopper, je suis celui qui a présenté le premier « End of the Weak ». Voilà, on me connaît au cœur du hip-hop, et en même temps j’ai une autre vie qui est dans l’art. Moi j’ai toujours cherché à faire en sorte que mon hip-hop soit reconnu en tant qu’art à part entière. Et donc quand on m’appelle, c’est justement sur mes vertus d’artiste et de MC. Et ce qui fait qu’aujourd’hui j’ai été amené à enseigner dans un conservatoire c’est que l’artiste que je suis s’est longuement interrogé sur les vertus artistiques du rap. Et j’ai toujours estimé que le rap pouvait être le jazz des années 2000. Dans le rap tout est encore à faire. On n’est pas bridés par les grands noms qu’il y a dans les autres styles. C’est-a-dire que démarrer le jazz après Max Roach, Miles Davis, John Coltrane ou Dizzy Gillespie, c’est compliqué je pense. Ou en rock, après Hendrix, Pink Floyd ou Led Zep. Mais par contre en rap, je trouvais qu’il y avait tout à faire. Par exemple, pendant 20 ans je travaillais sur ce que les gens découvrent comme étant du flow aujourd’hui. Je me disais que le flow c’est la première musique du MC. En gros, par le flow, c’est-à-dire le fait de parler de manière rythmique sur de la musique, toute la partie rythmique est à peine entendue par les Français. Parce qu’on a tellement le texte devant, le personnage, l’histoire, qu’on n’entend pas tout le travail musical. A peu près dans chaque texte j’ai une proposition rythmique différente à chaque couplet. Et par extension, à peu près une proposition rythmique différente à chaque morceau, là où des camarades travaillent avec trois propositions rythmiques pendant vingt ans. Et c’est toute cette approche-là que j’ai su formuler. A un moment ça a intéressé des gens, pour dire « est-ce-que tu serais capable de présenter ça à d’autres musiciens, et est-ce que tu pourrais établir des ponts entre le rap que tu fais et d’autres musiques actuelles ? »

T’as commencé les ateliers assez tôt ?

Faut savoir que quand t’as 18 ans et que tu fais du rap, t’appartiens à la culture hip-hop. Et la culture hip-hop est liée à l’idée de transmission. Donc tu transmets et tu te poses pas la question de savoir si tu vas faire ou pas un atelier. C’est avec le temps, quand t’arrives à un endroit, tu vas cadrer ta transmission. Mais faut savoir que tu cadres ta transmission parce que toi-même, tu cadres ton art. C’est-à-dire qu’à un moment, j’ai besoin de progresser dans ma technique vocale et donc je me dis « comment je fais ? » Donc je commence à me faire des notes et je me dis « y a pas de raison que ça ne serve qu’à moi ». J’ai envie de les donner aux autres. Parce qu’à un moment, je me suis retrouvé, au sortir de La Cliqua par exemple, avec des gens qui ne comprenaient pas tout le travail de flow qu’on pouvait faire. Et après en solo il y a plein de gens qui sont passés à côté de mon travail parce qu’ils ne comprenaient rien à ce que je pouvais faire. Et aujourd’hui, je suis content que toute cette nouvelle génération de MC ait réussi à donner de la valeur à mon travail. Parce qu’ils ont été capables de l’entendre. Et donc il a fallu que je forme des jeunes, afin qu’une génération soit capable d’entendre mon travail. Parce que sinon en France, on passait à côté, là où aux Etats-Unis à chaque fois que j’arrivais dans un endroit on me disait : « I don’t know what he’s saying, but he does rap. »

Tu vois une forme de reconnaissance dans une ré-émergence du boom bap, depuis quelques années, dans le rap français ?

Ce qui est hyper intéressant, c’est surtout que les gens sont capables de faire des propositions rythmiques et d’avoir une perspective artistique. De donner une vision du texte qui va avec le flow. Pour moi, le fond c’est une chose, la forme c’est une chose. Mais réellement l’artiste, c’est le fond et la forme. C’est pas l’un ou l’autre, c’est l’unité des deux qui crée la magie

La transmission, t’as pas l’impression que ça se perd dans le hip-hop ?

En gros, à mon niveau, non. Parce que je vais rencontrer des gens qui ont ces valeurs-là. Y’a pas que des vieux qui transmettent. Je vois des jeunes qui sont passionnés : quand je me retrouve à discuter avec Jazzy Bazz ou avec des mecs comme Ken [Nekfeu], on parle écriture et flow. Quand je suis avec A2H et les mecs du Palace on parle musique et flow. La transmission pour moi, elle se fait dans « comment on va s’échanger des choses pour être meilleur ».

 On est sur du partage, finalement.

Voilà, et c’est le mot que je préfère d’ailleurs. C’est « partage », parce que ça va dans les deux sens. Mon hip-hop il est là. La culture du partage. « T’as zéro, t’as zéro, bah viens, on va faire quelque chose de ce truc ». 0+0 = 1 en hip-hop.

Le public du conservatoire, il ressemble à quoi ?

Quand on dit conservatoire, tout le monde pense à la musique classique, mais c’est une connerie. Parce que dans les conservatoires, ça fait quinze ans qu’ils sont dans l’ouverture. C’est à dire que les conservatoires ont compris plus tôt que l’industrie du disque la valeur artistique du rap. Dans le conservatoire où je suis, y a ce qu’on appelle un département « musiques actuelles », comme dans pas mal de villes en France. Et donc la musique actuelle implique toutes les musiques qui sont amplifiées, électroniques, etc… C’est juste des gens qui sont artistes et qui ont un savoir-faire. Ils ont aussi une expérience dans la pédagogie, et ils sont capables de faire en sorte, que de 13 ans à 54 ans, il y ait quelqu’un qui puisse rentrer dans ta salle pour apprendre et comprendre la musique qu’il aime écouter et qu’il aime faire. J’ai des personnes qui font de la guitare, d’autres du chant, d’autres du rap dur, d’autres du rap cool.

Et ça porte essentiellement sur le rap ?

Au départ j’ai ouvert un cours de création autour du rap. C’est devenu un cours de création de chansons, sur les musiques qui sont dites de groove. Par exemple le rock est une musique de groove car le fondement du rock c’est le rhythm n’ blues. Et donc on a cette idée de répétition, des riffs. C’est des musiques issues de la musique africaine américaine. C’est assez simple de faire le pont entre hip-hop, rock, soul, rhythm’n’blues et nu-soul.

 

« Aujourd’hui on NE peut plus dire ‘le rap’, on dit ‘des raps' »

 

Et le contact avec les institutions plus larges, comme le théâtre ?

Agamemnon c’est une pièce qui a été faite par D’ de Kabal. Il vient du rap, et c’est un metteur en scène. Quand il m’appelle pour participer à l’élaboration d‘Agamemnon, je dis oui. L’association Métissage, qui travaille sur le hip-hop et sur le développement du hip-hop sur le 94 m’appelle pour me dire : « Voilà, on aimerait monter un atelier de beatmaking au centre de détention de Châteaudun, est-ce que tu veux venir ? » Parce qu’ils savent que s’ils me mettent dans une pièce vide, je suis capable de faire une fiche technique. Je peux apprendre aux autres à faire du beatmaking. Ces gens avec qui je travaille ne sont pas des institution mais des personnes. Et ce sont des personnes qui viennent du hip-hop. Et ceux qui ne viennent pas du hip-hop, ce qui les intéresse, c’est justement ce qu’on apporte dans le hip-hop. Là par exemple, quand j’ai été recruté à Puteaux, Alain Gioeni, que tu retrouves sur mon album d’ailleurs (c’est le mec qui fait de la trompette, ndlr) et qui vient du monde du jazz et du big band, il dit « votre approche de la musique elle est innovante ». C’est avant tout des personnes.

T’as pas été surpris par certains regards sur le rap, par des gens qui avaient des a priori ?

Les regards sur le rap et les a priori que je rencontre viennent bien plus souvent du monde de l’industrie du disque et du monde de l’industrie de la musique. C’est vraiment l’endroit où y a le plus de jugements sur ce que doit ou pas être le rap. C’est l’industrie du disque et l’industrie du spectacle.

À cause de réflexions commerciales ?

Complètement, c’est « le rap ça doit être ceci ou cela ». Alors qu’ailleurs, tout le monde a compris que le rap c’est vraiment un art à part entière. C’est là depuis quarante ans, il faut faire avec. Maintenant c’est à chaque artiste d’apporter des perspectives différentes.

Dans La Cliqua, il y avait quand même un mélange de gens qui avaient une vibe assez cool, avec des influences Native Tongue, et des MCs plus rageux, comme Raphaël par exemple. Ça ne s’est pas un peu perdu, le fait d’avoir autant de diversité dans un crew ?

Aujourd’hui on peut plus dire « le rap », on dit « des raps ». C’est pour ça que t’as du Jul, du Maître Gims, du Booba, du Rohff, du 1995, du Deen Burbigo, du Nemir, du Casey, la Scred. Et tu vois bien que tout ce que je viens de te citer, on a des personnalités différentes et je dirais même des écoles différentes. Et aujourd’hui y a tellement d’écoles qu’on peut pas dire qu’il y a une polarisation. Par contre, il y a une polarisation des médias, mais elle a toujours eu lieu.

Le 4 décembre, il y a eu un affrontement à distance entre plusieurs poids lourds du marché du rap. Qu’est-ce que ça t’inspire que Jul en soit sorti gagnant haut la main ?

Si je regarde ça avec mes yeux de MC, ça perd tout son sens. Le rap c’est dans la société française sous plein de formes différentes. Aujourd’hui, il y a une nouvelle variété française, issue du rap, et c’est Jul qui domine ce truc-là.

 

« Si t’es dans une branche de la restauration et que t’as un resto qui concourt constamment au Gault et Millaut, tu vas pas te poser la question de savoir comment se porte MacDo ou Pepsi Cola, c’est pas le même rapport »

 

D’un point de vue musical, tu y vois une régression par rapport à ce qui dominait les ventes dans les années 90, dans le rap français ?

Si tu parles du rap, on se paume. Une fois t’as compris que c’est pas la même musique… pour moi Jul c’est un autre truc. Même si ça a l’étiquette rap, c’est pas la définition que j’en donne. Si tu me demandes : « Est-ce que j’aime ou est-ce que j’aime pas, est-ce que c’est nul ? » Sur les propositions artistiques vocales il propose plein de choses, mais c’est pas ma sensibilité. C’est compliqué pour moi. J’ai grandi avec Zoxea et les Sages Po’, et quand j’arrive dans la musique j’évolue en écoutant Nas, Rakim, Ulltramagnetic MC’s, EPMD. Tu comprends bien que quand je vois tout ce que je vois je suis pas en phase. Donc ne me demandez pas de juger ça, ça n’a pas de sens. Par exemple, si t’es dans une branche de la restauration, et que t’as un resto qui concourt constamment au Gault et Millaut, tu vas pas te poser la question de savoir comment se porte MacDo ou Pepsi Cola. C’est pas le même rapport. Y a pas d’élitisme, mais là, c’est le « rap game », et le but c’est d’accumuler des points. Ces points ils se comptent sur le nombre de vues sur youtube et sur le nombre de ventes. Celui qui a gagné c’est celui qui a le plus de points. Donc si je suivais cette théorie, ça voudrait dire qu’aujourd’hui Marine Le Pen a finalement un programme de meilleure qualité que Mélenchon puisqu’elle fait plus de points…

Après, comprends que je peux pas en vouloir à des mecs de quartier de vouloir se mettre à l’abri. Dans une époque où pendant tellement longtemps, j’ai pas vu de noirs et d’arabes à la télévision, c’était tellement difficile d’exister. J’ai vu ces gamins qui avaient tellement une rage d’exister et tellement une envie de dire « on est là, faites avec nous », je peux que valider leur démarche. Après, dans la sensibilité, je suis pas d’accord parce que ça matche pas avec les valeurs familiales qu’on m’a inculquées. Et j’ai envie qu’ils proposent à leurs auditeurs d’autres choses. Peut-être qu’ils le feront au moment où ils se sentiront en place…

Mon but c’est pas de m’interroger sur ça, mais d’avoir des propositions artistiques. D’être dans ma vérité et d’offrir un objet avec lequel les gens s’éclatent. Si ça peut leur donner une envie de réfléchir sur un petit truc… y a pas besoin de se prendre la tête sur ma musique, elle se ressent très bien. Mais quand tu commences à creuser, tu découvres énormément de choses dans ce que je propose.

Dans des endroits comme le conservatoire, tu n’as jamais eu l’impression qu’il y avait un risque de perte d’authenticité ?

Toute ma vie j’ai été en transit. Je suis pas un prof, je suis un MC. Mes petits gars qui viennent en MCing ou en beatmaking, ils me disent : « Ouais Kohndo, t’as écouté le dernier Young Thug ? » – « Vas-y, fais écouter. » C’est aussi simple que ça. Tu arrives en étant ce que t’es. Bannis le mot « conservatoire », bannis le mot « atelier », parce que réellement, on est dans le partage. Et quand j’arrive dans ces endroits-là, faut savoir que j’arrive en tant qu’artiste: l’artiste nourrit le pédagogue, et le pédagogue nourrit l’artiste, c’est parce que je me pose des questions d’artiste que je suis capable de donner les réponses. Et c’est parce que mes élèves me posent des questions artistiques que je progresse. Je pourrais pas être l’artiste que je suis, si les gens qui m’écoutent ne m’interrogeaient pas. Si je suis bon c’est parce qu’en face on m’a mis au défi, et chaque cours est un défi. C’est comme un sensei dans un dojo, il progresse autant que ses élèves. Ses élèves le remettent en question. Et lui il essaye d’apporter des réponses, et parfois ce sont ses élèves qui lui donnent.

Ça te permet aussi d’être en prise avec certaines évolutions musicales ?

Complètement. Je ne vis pas ma musique en autarcie. Pour moi, c’est exactement ce que je voulais. La musique ça se partage. Il y avait un mot qui était super beau à l’époque, qu’on n’entend plus beaucoup, c’était le mot « communion ». Le fait d’être ensemble et de communier, c’est ça que j’aimais dans le hip-hop. Quand j’avais treize ans, c’était le fait d’être avec des potes. Jeunes, moins jeunes, voir le défi, la performance, et grandir là-dedans, ça m’a donné des valeurs, des bases. Et c’est ça que j’ai envie de donner à ma fille, et à tous les petits que je rencontre. Kohndo c’est surtout pas un prof. (rire)

kohndo 2

Dans les autres cours, peut-être qu’ils ont une approche plus descendante ?

En fait non. Y a des cours de batterie avec Jérôme Castry. Il a posé les batteries sur mon album Soul Inside. Il bosse avec Alpha Blondy. Le prof de piano, c’est l’arrangeur d’Akua Naru.

Dans une interview, tu disais que partir de La Cliqua t’avait donné la possibilité de t’épanouir artistiquement et d’être l’homme que tu voulais être. Tu penses que La Cliqua aurait pu prendre plus d’ampleur, si ça avait continué ?

Ce qui est hyper important, c’est que je suis parti de La Cliqua, mais La Cliqua continue d’exister grâce à moi. Aujourd’hui, si on parle de La Cliqua, c’est parce que j’ai été là toutes ces années. Là où pendant cinq, six ans, peut-être dix piges, j’étais Kohndo l’ex de La Cliqua, aujourd’hui je suis Kohndo de La Cliqua. Parce que tout ce qu’on a vu de La Cliqua au cours des cinq dernières années c’est moi qui l’ai institué. Notre première reformation à Lyon ou à l’Elysée Montmartre, les 20 ans de La Cliqua qui ont eu lieu à Canal 93 puis au Trabendo. Je suis l’homme qui a créé du lien dans ce groupe-là, entre les gens, et je suis celui grâce à qui les choses se font. Et La Cliqua n’aurait pas cette aura si j’avais pas perduré en tant qu’artiste. C’est grâce à moi, et aussi grâce à Rocca. Lui aussi il a eu des propositions, toutes ces années, on a vu avec le temps qu’il est toujours là. La Cliqua c’est un vrai état d’esprit, et ce qui fait que les gens ne nous ont pas retrouvés ensemble sur un album depuis, c’est juste qu’il faut pas tuer le mythe. Il faut que les choses se fassent de manière très naturelle et qu’elles soient à la hauteur de la puissance et de l’aura qu’on a dégagée.

Ce ne serait pas une bonne idée de refaire un album ?

J’en sais rien. Toutes les portes sont ouvertes. La Cliqua existe encore tant qu’on est là. 

 

« Il me parle, il me dit ‘ça va pas mec’, et ce mec là, c’était Rachid Taha »

 

Sur scène, quand t’interprètes « Mot pour mot », tu ne dis plus le mot « négro » dans le refrain.

C’est volontaire. Il y a des mots comme ça que je n’aime plus dire. J’estime que l’homme noir, qu’il me casse ou pas les couilles, c’est pas un négro. (rire) Tu vois ce que je veux dire ? C’est important pour moi de plus dire ça et pourtant c’est un morceau de clash.

Le morceau « Comme des particules », dans Intra Muros, tu l’as écrit pour une personne en particulier ?

Je l’ai écrit à la suite d’un bad trip que j’ai eu. Je sors de chez moi, je suis pas bien, et y a quelqu’un qui vient à ma rencontre dans la rue du côté de la rue Lepic, j’habitais dans le 18 et je remontais la rue Caulaincourt. Et je vois un mec avec une redingote, une gabardine, et un chapeau haut de forme. Il était pas bien, il était éméché. Il me parle, il me dit « ça va pas mec », et ce mec-là, c’était Rachid Taha. Et on a passé la soirée à déambuler. Rachid, moi, et ma compagne actuelle. Et comme je le dis cette femme que j’ai rencontrée là aujourd’hui on est ensemble. Et avec cette histoire, je me suis rendu compte qu’on est chacun dans nos solitudes et nos tristesses. Qu’on soit grands ou qu’on soit petits, tu vois, encore une fois, 0+0, ça fait 1. Tristesse + tristesse, finalement ça fait une joie. A la fin de la soirée on était vraiment mieux, parce qu’on a su s’écouter. Elle est complètement dingue cette histoire-là. Et au départ, je voulais l’appeler « Rachid », mais voilà, j’ai estimé qu’il fallait que je lui rende hommage correctement et donc j’ai préféré ne pas le nommer.

Pour finir, t’écoutes quoi en ce moment ?

Alors… (il regarde son iPod) Vince Staples, Young Thug, Deen Burbigo, Jazzy Bazz, voilà, pour le rap. Après, Bill Withers… (rires)

 

Entretien réalisé par Etienne Anthem.

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