Brockhampton rassemble tout ce qui marche dans le rap des années 2010

mardi 19 septembre 2017, par Kévin. .
Le rap, genre entièrement tourné vers l’esprit de compétition, sera-t-il toujours une affaire de collectif ? Ce paradoxe qui traverse les générations s’illustre à nouveau avec la frénésie Brockhampton. Crew hétéroclite d’artistes aux talents variés, de la caméra à la production, l’autoproclamé « boyband » affole la saison rap 2017 par ses sorties aussi nombreuses que solides. Focus sur un groupe qui manipule avec brio les ficelles de la scène rap actuelle.

A la fin du mois d’août, deux compilations se côtoyaient dans les bacs virtuels. Du côté des claquettes Gucci et des chemises Prada, le volume 2 des Cozy Tapes du A$AP Mob rappelait au monde la toute puissance du collectif d’Harlem. Du côté des addicts à Soundcloud et des gens du peuple, il y avait SATURATION II, le nouvel opus de Brockhampton. Deux réunions de famille diamétralement opposées. Cozy Tapes Vol. 2 est une démonstration technique de coéquipiers cherchant à percer la défense adverse en solo. Du côté de SATURATION II au contraire, on rejoint une bande d’amis d’internet dont la totalité des membres ne se connaît que depuis quelques mois, et qui fait pourtant tourner le ballon à en donner le vertige.

Une palette aux teintes variées

De la quinzaine de membres qui composent le clan (le nombre exact varie selon les sources), tous ne sont pas rappeurs. Une fois mis de côté les photographes, réalisateurs, ingé-son et producteurs, une demi-douzaine de emcees émargent à l’appel, avec des profils variés. Le leader naturel Kevin Abstract s’est fait remarquer dès son projet MTV1987 sorti en 2014. D’autres charbonnent depuis plus longtemps encore et ont trouvé dans le collectif la possibilité de « laisser quelqu’un d’autre avoir la vision, pour se concentrer sur son art« . C’est par exemple le cas de Dom McLennon, rappeur de 24 ans actif depuis le début des années 2010.

Musicalement Brockhampton ne cède pas aux moindres appels d’air des tendances actuelles, tout en sonnant résolument moderne. Certains morceaux font penser à des expérimentations de Kanye West, figure sainte du forum sur lequel ils se sont rencontrés (« SWIM » ou « GAMBA« ). SATURATION II fait la part belle à des sonorités très californiennes. Bref, la palette musicale conçue par la team de producteurs mélange gaiement toutes les couleurs pour en tirer une série de teintes rafraîchissante. Dans une scène où la plupart des connexions se font via les réseaux sociaux et non plus par une poignée de main en studio, force est de constater que l’origine géographique – en l’occurrence, le Texas pour une bonne partie du groupe – définit de moins en moins le son des artistes.

Au-delà de l’aspect musical varié, tantôt hardcore, tantôt pop comme sur le LP All American Trash, l’escadron de talents présente une cohérence solide. Tous les artistes n’ont pas les mêmes thèmes de prédilection, mais tous ont cette envie de poser son cœur sur la table pour toucher ceux qui s’y reconnaîtront. Le mot d’ordre peut d’ailleurs être résumé en une seule expression : « s’affirmer ». En résultent de grandes pièces musicales comme « STAR« , où Dom McLennon et Ahmeer Vann se livrent à un exercice de style maîtrisé autour de références à la pop culture. Une démarche synthétisée par le leader naturel Kevin Abstract dans une lettre ouverte destinée à son idole Donald Glover/Childish Gambino : « des kids dans leur chambre, passant des heures à essayer de créer quelque chose qui soit plus grand que la musique« .

Kevin Abstract, merci patron

A l’heure des Soundcloud rappers affublés d’un nom qui commence par « Lil » et se termine par le premier mot pioché sur Wikipedia, Brockhampton tire le meilleur de cette tendance, en évitant ses travers. L’esthétisme prend une place importante sans tout céder au paraître. La productivité intensive – le volume 3 de Saturation était déjà teasé avant la sortie du 2 – ne limite pas la qualité. Avec leur musique, un blog et de très nombreuses vidéos auto-réalisées, le crew s’est donné les moyens de créer le media à 360° prophétisé par Kevin Abstract. De quoi s’assurer une maîtrise complète de leur image et de leur marque, facteur déterminant du succès dans le rap de 2017. Abstract finira d’ailleurs par passer un deal avec Viceland pour que la branche hertzienne du mastodonte du web suive le groupe dans ses péripéties en huit fois 20 minutes.

En parallèle, les choses se concrétisent sérieusement avec la Brockhampton Factory, QG californien entièrement tourné vers la production de contenu. Sans avoir besoin de beaucoup argumenter, Abstract parvient à rameuter tout le collectif sur la West Coast. Plusieurs abandonnent les études pour se lancer à fond dans l’aventure. Tous font confiance à la direction de leur boss, qui impulse un élan sans empêcher les individualités de se révéler. Trois semaines plus tard, SATURATION premier du nom était bouclé.

La marque Brockhampton prend son envol avec une brillante idée marketing : le groupe ne sera pas un collectif rap comme les autres, mais un « boy band ». Alors que les vagues de la nostalgie collective commencent à brosser sérieusement les pieds des années 90, le groupe s’inscrit comme un objet à la fois hype et désuet – l’idée est claire : renouveler sans faire table rase. Bien au fait de l’importance des nouveaux moyens de communication, Kevin Abstract n’hésite pas à se livrer à cœur ouvert sur Twitter, ou à répondre directement aux fans sur Ask.fm. Une stratégie gagnante qui lui a permis de toucher au plus près un public parfois en mal d’identification, dans un rap où la tendance générale des cinq dernières années tire plutôt vers le sombre.

Voir plus loin que les vacances en colo

L’engouement communicatif est celui d’un groupe qui ne s’est pas encore confronté aux premières désillusions qui mettront à l’épreuve leur solidarité. Puisque les comparaisons avec Odd Future vont bon train (Tyler les a invités à jouer à son festival Camp Flog Gnaw), les jeunes pousses de Brockhampton devront, elles, veiller à ce que les petites tensions ne provoquent pas de gros court-circuit. Les interviews des artistes ne sont d’ailleurs pas toutes passionnantes ; les réponses sont parfois simples et naïves, du genre de celles qu’on confectionne quand on nage en plein rêve.

N’étant ni le premier, ni le dernier groupe de rap à l’énergie débordante, il faut chercher ailleurs pour trouver pourquoi Brockhampton inspire tant. La réponse tient dans la seule chose qui restera à la fin : la musique. Le succès du groupe repose avant tout sur la qualité des refrains qu’ils concoctent, des hymnes épicés qui relèvent des couplets souvent copieux : après avoir fait son coming out sur le morceau « MISERABLE AMERICA« , Kevin Abstract rappe par exemple avec fermeté son droit à concilier son rap et sa sexualité. Le premier couplet de « JUNKY » en est la démonstration : « I do the most for the culture, nigga, by just existing”. Les textes d’Abstract touchent au plus juste, au moment où le débat sur l’homophobie rampante de la scène rap commence à voir le jour à force d’avoir creusé son chemin à la petite cuillère.

Conjuguant personnalités attachantes, leader charismatique et euphorie de la jeunesse, Brockhampton est le collectif construit patiemment qui bouscule le rap de 2017. Très proche d’un public dont il partage les préoccupations, le groupe est un cocktail d’énergie dont les prestations live témoignent de belles communions avec la foule. Associant une indépendance très en vogue – le deal passé avec Empire ne concerne que la distribution de leurs projets – et un art à 360° qui parle autant à la génération Soundcoud qu’à un public plus historique, le crew participe à plein régime à la mutation rapide des codes de la scène rap. Phénomène de mode conçu pour durer, on voit mal ce qui pourrait empêcher le boy band de marquer la scène et s’assurer de copieuses rentes pour les années à venir.

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