Finalement, que dire sur l’album de Frank Ocean ?

mercredi 14 septembre 2016, par SURL.

Avant et après la sortie de Blonde de Frank Ocean, beaucoup, beaucoup de choses ont été dites. Jusqu’au 20 août dernier, certains s’impatientaient un peu trop vigoureusement tandis que d’autres se plaisaient à affirmer que cela leur passait au-dessus. Mais d’aucuns de tous ceux qui ont dit quelque chose sur l’attendu disque ne sont complètement passés à côté une fois ce dernier dans les bacs. Post-20 août 2016, Blonde est devenu un sujet de conversation enflammé. Petit guide d’autodéfense musicale pour répondre à vos amis qui ont tendance à s’enflammer, dans un sens comme dans l’autre.

Quatre ans. Quatre longues années que les mélomanes attendant une succession à Channel Orange, le très chouette deuxième projet de Frank Ocean sorti le 10 juillet 2012. L’ex-membre d’Odd Future a forcé toute une génération d’impatients à être patients, pour reprendre les mots d’Eric Sundermann. Une prouesse qu’il a même mis en image avec l’album visuel Endless, rendu disponible 48 heures avant la sortie de Blonde, dans lequel on le voit construire un escalier pendant 45 longues minutes. Vous avez déjà lâché ? Ce n’est pourtant pas fini : le week-end du 20 août, Frank Ocean a sorti plus qu’un disque en complétant sa démarche artistique du clip de « Nikes », d’un magazine de 360 pages intitulé Boys Don’t Cry, de la création d’un label du même nom et de l’ouverture de quatre pop-up shops à Los Angeles, New York, Chicago et Londres. Ouf.

Une production complète qui provoque des crises de boulimies chez certains tout en en perdant d’autres. Mais le pire dans tout ça, c’est peut-être que Frank Ocean parvienne à y donner sens. En enrobant la sortie de Blonde d’un processus artistique complexe, il fait le tri entre ceux qui ne sont là que pour l’événement, et ceux qui sont prêts à le comprendre. Naturellement, les avis sont tranchés : les joutes verbales font rage entre les pours et les contres, les enchantés et les déçus. Comme nous l’avions fait pour Compton de Dr Dre, The Life Of Pablo de Kanye West et VIEWS de Drake, nous nous sommes retroussés les manches pour concocter ce petit traité rhétorique qui te donner de quoi répondre en cas de débat pro ou anti-Frank Ocean. De rien.

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« FRANK ÉCHOUE À SE DÉMARQUER DU RICHE PAYSAGE R&B DE 2016 »

Entre le discret Frank Ocean de 2012 et l’aura ultra-désirable que la twittosphère et l’industrie lui ont attribué suite à l’annonce d’un troisième album, la face de la musique a changé. Et surtout la scène R&B, s’il est encore pertinent de la réduire à ce nom. Pour cause, elle est nettement plus riche et plurielle qu’elle ne l’était quelques années plus tôt. The Weeknd et son chant torride sont passés par là, ainsi que l’énergie langoureuse de Tory Lanez, la soul mélancolique de Blood Orange… Bref, les talents (et les clones) se sont multipliés. Sauf que Frank est finalement bien au dessus de toute classification. Avec Blonde, il s’est éloigné d’un R&B trop frontal à coup de balades pop contemplatives, dans lesquelles la voix, le discours et les expérimentations instrumentales adoptent un air universel, ouverts à tous genres et tout public. Avec ses déclinaisons ambitieuses (un album visuel et un magazine), Frank semble aspirer à être, à l’instar de Kanye West, un artiste complet. Une sorte de maître à penser, dirait-on même. Il parvient ainsi à se placer au dessus de toute tentative de classification triviale et de comparaison et, en même temps, c’est tant mieux.

« EN MÊME TEMPS, C’EST FACILE QUAND ON EST SI BIEN ENTOURÉS »

La liste des collaborateurs crédités sur Blonde a de quoi faire pâlir. Il y a même des revenants au sens propre (David Bowie, Elliott Smith) comme au sens figuré : André 3000. À voir la liste, faite de morts et de vivants et tellement (trop?) éclectique, on en vient à se demander ce qu’il a vraiment fait tout seul. Mais outre le fait qu’il crédite des influences plus que des individus, Frank Ocean s’affirme en tirant le meilleur de ses nombreux invités, sans scrupule, ô point de nous rappeler que Beyoncé peut chanter sans être officiellement créditée et qu’Andre 3000 survole le game dès qu’il le souhaite. Sincèrement, qui d’autre que son ghostwriter le plus talentueux est capable de mettre Beyoncé en position de choriste ? Sur « Pink & White », elle fait tomber la couronne et l’ego pour redevenir une voix. Frank Ocean met la musique avant l’individu. Ça fait pas du bien ça, en 2016 ?

« EN QUATRE ANS, IL n’A PAS EU LE TEMPS DE TROUVER UN BATTEUR ? »

Tout aussi prévisible mais bien plus sain que celui de Sarkozy, le retour de Frank Ocean a été soigneusement préparé. Et effectivement ce qui saute aux yeux dès les premières écoutes, c’est l’absence de drums sur une bonne partie des pistes de l’album. Pis encore, lorsqu’elles sont présentes, elles se situent parfois à la limite de l’audible. Simple oubli d’une piste instrumentale par l’ingé son, distrait par la présence de Beyoncé dans les locaux ? Non, on penche plutôt pour un parti pris artistique qui laisse une empreinte singulière sur l’album. Il en résulte une musique démarquée de toute notion temporelle, qui aurait pu sortir 20 ans en avant ou en arrière. Mieux encore, la forte présence vocale de Frank pourrait presque relayer cette étrangeté au second plan à la première écoute. Et puis soyons honnêtes, tu aurais vraiment aimé qu’Apollo Brown fasse claquer de gros kick-snares sur « Self Control » ? Ou que Metro Boomin titille les hi-hats sur « White Ferrari » ? Non, ça n’aurait pas fait sérieux. Contente-toi de reconnaître un mouvement original quand quelqu’un ose en produire, dans une scène open space ou tout le monde traîne un peu trop du côté de la photocopieuse.

« JE NE VOIS AUCUN INTÉRÊT À ÉCOUTER ENDLESS MAINTENANT QU’IL Y A BLONDE »

Et c’est bien dommage. Oui, Endless est un album visuel qui a servi de teaser pour l’attendu Blonde. Oui, Endless a permis à Frank Ocean de se libérer de ses obligations contractuelles avec Def Jam. Mais non, Endless n’est pas qu’un disque inutile. Ce serait réduire l’oeuvre artistique de l’ex-membre d’Odd Future qu’il s’est efforcé de rendre la plus complète possible. Et c’est justement tout son talent. Endless est une métaphore du processus créatif, de la solitude qui accompagne la confection d’un objet si introspectif et si rare. Dans la vidéo qui accompagne les 45 minutes de musique, on aperçoit Frank Ocean construire de ses propres mains un escalier en bois, avant de l’emprunter pour changer de strate. L’évidence d’un symbole. Répondre aux attentes après trois ans d’absence n’est pas chose aisée. D’autant plus quand on s’appelle Frank Ocean, que l’on est l’un des premiers artistes d’un mouvement pas forcément gay-friendly à révéler son homosexualité et que l’on expose son premier disque post-coming out. Endless est un album de 19 morceaux (les Internets se sont chargés de les découper pour toi) qui introduit Blonde, qui nous prépare à l’écoute d’un disque majeur et qui marque l’élévation d’un artiste qui a mis quatre ans à se trouver. Une éternité, si tu as bien compris le titre.

« J’AVAIS PRÉVU D’ÊTRE DÉÇU, ET JE LE SUIS »

On vous voit venir, vous autres grincheux qui ne jurent que par les premières sorties, sur la défensive dès qu’un coup de cœur est suivi par plus de dix personnes. « C’est moins bien que Channel Orange. » Peut-être devrais-je te rappeler que tu n’as écouté cet album que deux fois la semaine de sa sortie. Du coup, tu es déçu de ne pas trouver de sucrerie aussi immédiate que « Pyramids », qui parvenait c’est vrai à concilier élégance et débauche. Et sur Nostalgia, Ultra, Frank développait des talents de songwriter plus classiques qui dévoilaient des refrains insolents d’efficacité. Mais voilà, la maturité est passée par là, Frank a poussé la chansonnette pour Jay Z et maintenant, il a eu envie de faire autre chose. Un album étrange mais aussi parfaitement dans l’air du temps, finalement, avec des structures peu traditionnelles et des tracks qui évoluent sans cesse. Tu ne peux pas en vouloir à Frank d’avoir voulu chercher plus loin. Blonde est une œuvre aboutie qui, même s’il elle t’a semblé glisser comme une savonnette au premier abord, dévoilera toute sa saveur au fil des écoutes.

« J’ai écouté le disque avec ma moitié (sic) et on a trouvé ça moyen »

Cet album n’est pas pour toi. Toi qui vis ta relation amoureuse, complexe mais reconfortante, avec ses hauts et ses bas, depuis près de dix ans. Toi qui jouis du confort de te réveiller chaque matin auprès d’un corps familier. Toi qui connais les ficelles des petites disputes du quotidien. Toi qui est épargné par les tumultes des rencontres décevantes (« You text nothing like you look »), des premières impressions ratées, des tentatives d’histoires d’amour vouées à la romance sur Snapchat et des fins fracassantes. Blonde évoque avec subtilité les difficultés d’être soi-même, d’être singulier dans des milieux normés (« Siegfried », « Good guy »). Parlant d’homosexualité à demi-mots, il fait de ses textes des espaces ouverts à tous ceux familiers du sentiment de marginalisation. En confiant son complexe du créateur, Frank Ocean résout ce que Kanye West n’a toujours pas dépassé (« Futura Free »). La meilleure thérapie musicale pour tous les cœurs brisés de l’été. Cet album, c’est pour tous les losers du jeu amoureux: on dit merci Frank Ocean.

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« FRANK A DEPLOYé UNE STRATÉGIE MARKETING BRILLANTE ET REDOUTABLE »

Faire silence radio quatre années durant, après avoir balancé deux beaux projets tout en savourant le fait que leur cote ne fera que grimper au regard d’une absence de plus en plus longue. Réapparaître au compte-gouttes, à coup de featurings pompeux et de vagues déclarations sur le prochain projet. Et laisser s’enflammer les Internets, les regarder se lamenter, rivaliser d’élucubrations, se transmettre des mèmes viraux, disserter en boucle sur Nostalgia, Ultra et Channel Orange… La première phase de ce procédé entretient quand même quelque chose d’assez factice et pervers. Mais lorsque, après des mois d’ascenseur émotionnel, Frank ose planter son public, plus composé d’amateurs frustrés et un peu curieux que de véritables fans de la première heure, devant une obscure vidéo sponso Brico Dépôt, on n’a pas peur de dire qu’il est dans l’abus le plus complet. N’est pas Beyoncé qui veut, Francky. Tout ce que tu as récolté, c’est l’irritation de ton public et son inévitable déception face à un album forcément plus fade que prévu, qui va difficilement passer l’été.

« LE COUP DES DEUX ALBUMS, C’EST VACHEMENT FUTÉ »

C’est vrai qu’on parle là de quelque chose de vraiment inédit. Heureusement que Mos Def n’avait pas lui non plus torché un album pour quitter son contrat. On se souvient d’ailleurs du « très soigné et mémorable » True Magic, tout à l’honneur de Geffen, néo-Rawkus Records. Puis Drake n’avait pas eu l’idée non plus. Bon, lui il a quand même sorti VIEWS chez Cash Money, donc il avait dû lire son contrat de travers. Ce qui, j’imagine, donne du poids à ton argument. Mais tu m’excuseras de tiquer quand on me parle de ces artistes merveilleusement indépendants, comme Chance ou Frank. Si ça signifie être sponsorisé à coût de centaines de milliers de dollars par Apple, j’admire l’indépendance. Oui, le grand vainqueur ici, c’est encore Apple, le nouveau Big Brother du rap américain. Tu me diras qu’ils ont toujours sorti moins de bouses que Def Jam. Mais quand une firme ultra-capitaliste prend le contrôle d’un bien culturel commun, ça a tendance à m’inquiéter un peu. Et puis c’est quoi, ces conneries d’exclusivités ? Tellement exclusif à la pomme que les gens qui ont eu le CD du magazine – qui a rendu les gens plus fous qu’à la chasse au Pokémon, bravo – n’ont même pas la même version de l’album. C’est quoi Blonde alors ? C’est lequel le vrai ? Lequel on chronique ? Lequel on retiendra ? Celui de 12 ou de 17 titres ? Tu comprendras que ça change deux-trois trucs sur l’expérience d’écoute. Je te laisse réfléchir là-dessus, je file au congrès du PCF.

« VAS-Y FRANCKY, C’EST BON »

Alors là je t’arrête tout de suite. Epargne moi ces désastres hormonaux qui te font fondre en larmes à la moindre note fredonnée par Franck Ocean. On n’a pas tous besoin d’affronter les choses difficiles de la vie dans un drap de soie tu sais. Moi par exemple, je me fais des soirées trop bressom sur une bande son de la Three Six Mafia. D’autres vont faire l’hélicoptère dans les allées du Castorama. D’autres encore épongent leur soif d’attention en fondant des partis politiques que personne n’avait demandé. Et alors ? Te gave-t-on les oreilles de nos petites lubies comme tu l’as fait pendant des mois, postant des photos semi-poétiques de toi en face de l’océan lors de tes vacances au Touquet ? La réponse est non. D’autant plus que Francky Vincent avait la bienséance, lui, de provoquer la chenille. Niveau lâcher-prise universel, on fait pas mieux. Alors occupe-toi de ton cas plutôt que d’essayer de me convaincre. Tu pourras tirer la sonnette d’alarme sur mon état mental quand tu me verras dire que les « albums visuels » sont quelque chose qui mérite d’exister.

« Moi, ce que je préfère, ce sont quand même les interludes »

L’écoute de Blonde est facile… quand tu zappes les interludes. Entre l’intervention téléphonique de sa mère – « Les drogues c’est mal, m’voyez » – et l’insupportable accent français de SebastiAn (Ed Banger) qui explique comment Facebook a ruiné son histoire d’amour… Pourquoi nous infliger ces éléments sonores rugueux qui cassent un peu le flow global du disque ? Et puis, qui écoute vraiment sa mère au téléphone ? Oui Frank, Internet et la technologie ont fait bouger les codes des relations. Oui, on capte le message. Et oui, les Francais sont un peu vieux jeu. Mais vraiment, cet accent insupportable, était-ce bien nécessaire ? Et non, nous ne disons pas ça parce que nous sommes francophones.

« C’est un album ultra accessible »

J’espère que tu parles au sens figuré. Au sens musical. Parce que si tu trouves vraiment normal, en 2016, de rendre la seule écoute d’un disque si complexe, c’est qu’on ne vit pas dans la même époque. Quoi, tu estimes que dix balles ce n’est pas si cher que ça ? En valeur absolue, non. Mais dix balles pour acheter un album sur iTunes qui se téléchargera sur notre mobile ou traînera sur notre bureau d’ordi, seul, isolé, loin de notre bibliothèque sonore virtuelle hébergée par l’une des plateformes de streaming à laquelle nous sommes déjà abonnés, ça fait chier. C’est contre-productif. Je ne te parle pas de l’achat d’un objet physique – Blonde n’est pas disponible autrement qu’en digital – que l’on poserait fièrement sur une étagère, non, mais d’un putain de dossier virtuel sans âme. Nous sommes les premières victimes de la guerre des exclusivités. Payer un abonnement mensuel à un service de streaming dont le slogan est « De la musique pour tous » et se retrouver à devoir lâcher un nouveau billet pour écouter – même pas posséder ! – le disque de l’année 2016, ça fait chier. Surtout, rappelle toi que c’est la crise et que le bifton de dix euros n’a pas la même valeur pour tout le monde. Mettre un obstacle financier à l’appréciation de son art, c’est quand même triste, non ? Et oui, je sais que le deal que Frank Ocean a passé avec la pomme lui a soi-disant permis de payer la production de Blonde. Mais excuse moi de trouver anachronique qu’un artiste estime encore aujourd’hui devoir se rémunérer principalement via la vente/l’écoute de ses disques. Au passage, il y a deux jours, après trois semaines d’exclusivités sur Apple Music, Blonde a tout de même fait son apparition sur Spotify. S’il y était resté, ce paragraphe aurait pu être obsolète, quoique. Dans tous les cas, la question ne se pose pas : il a été retiré ce matin. « This streaming war shit is so sus with all the exclusivity bullshit. Just let the kids have the music because that’s what it should be about. […] Shouldn’t have to have subscriptions to 2 different services just to listen to blueprint and views. Makes me miss how simple CDs were. […] I promise all my fans and supporters that my album will not be any kind of streaming exclusive. Fuck the money I do this for the culture. » Merci d’exister, Metro Boomin.

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